Collaboration – Pour fédérer les compétences, les entreprises sortent le grand jeu

La Poste s’apprête à lancer la plus grande plate-forme collaborative jamais vue en France. Jusqu’à fin octobre, elle fera phosphorer 266 000 collaborateurs sur le programme « Vingt projets pour 2020 », via un site Web dédié. A une seule condition : que les suggestions soient en phase avec le plan stratégique du groupe. Présenté fin janvier, il met justement l’accent sur le numérique, relais de croissance face à l’inexorable érosion du courrier traditionnel. Le PDG, Philippe Wahl, initiateur de ce remue-méninges XXL, n’entend pas écrire tout seul le scénario du futur, ni même limiter le périmètre des contributeurs au cercle restreint du comité exécutif. Compte tenu du nombre de personnes appelées à interagir, l’essentiel sera sans doute de participer. Pour autant, l’exercice n’a rien de factice. Pour preuve, les happy few dont les suggestions auront été retenues par un jury, composé de personnalités extérieures, seront nommés chefs de leur propre projet, pour une durée de dix-huit mois maximum, non sans l’appui du Comex. Et ce dispositif sera renouvelé tous les ans, jusqu’en 2020. Exceptionnelle par son ampleur, la démarche du groupe public n’est pas unique en son genre. Chez System U, depuis deux ans, la quasi-totalité des innovations marketing germent au sein d’incubateurs internes, appelés U Labs. Ils sont organisés en cellules au sein desquelles les hiérarchies se font discrètes pour laisser place à la créativité en équipe, chaque collaborateur jouant le rôle de « chasseur de tendances ». De son côté, Schneider Electric qui se veut plus « agile » et plus réactif face à la concurrence, encourage depuis 2012 des communautés d’expertise ou de pratiques managériales via son réseau interne Spice. Les échanges, virtuels et sans frontières, concernent autant les techniques managériales (Lean, Six Sigma, etc.) que les sujets opérationnels courants (appels d’offres internationaux, difficultés juridiques locales par exemple). Des systèmes de croisement des compétences similaires existent chez AXA, LVMH, Leroy-Merlin ou Danone.

Le management participatif

« Les objectifs varient d’une entreprise à l’autre », constate Geoffrey Carpentier, directeur général de HR Valley, qui a étudié de près l’émergence du phénomène. Il cite l’exemple d’une communauté RH créée dans un grand groupe industriel mondial afin d’harmoniser les pratiques de business units autonomes, mais pas du tout coordonnés. « L’ambition était de favoriser un fonctionnement transversal dans les domaines du recrutement, de la gestion de carrière et de la mobilité. » Un contexte différent a présidé à l’émergence de groupes d’experts chez Solvay : la fusion avec Rhodia. L’objectif dans ce cas, est d’amalgamer des pratiquesFrançois Silva d’équipes précédemment adverses, en les amenant à emprunter le meilleur, les unes aux autres. Quelle qu’en soit la genèse, le management parti- cipatif est le nouveau Graal des entreprises. Toutes disent vouloir en finir avec le fonctionnement en silos, décloisonner les fonctions, fédérer les initia- tives. « Le travail collaboratif répond à une exigence des grandes entreprises. Alors qu’elles deviennent plus globales, leurs structures opérationnelles tendent à se disperser et à se complexifier. Pour retrouver de la cohérence et de la flexibilité, tout en étant innovantes et compétitives, elles encouragent la collaboration entre les équipes », confirme Jean-Luc Vallejo, directeur marketing Nouvel espace de travail chez Orange Business Services. En outre, il devient fréquent que des compétences internes se mêlent à des prestataires extérieurs au sein des projets. Ce qui implique de nouveaux modes d’échanges (lire l’article sur l’open innovation). Les directions générales s’impliquent d’autant plus que les collaborateurs, eux, sont demandeurs. D’après une étude du think tank Innov’acteurs publiée en mai 2013, une majorité de salariés souhaite contribuer davantage à l’innovation au sein de son organisation. Et pour y parvenir, les moyens les plus couramment cités sont les brain-stormings, les boîtes à idées et les plates-formes collaboratives. Sans surprise, les plus jeunes et les spécialistes de la IT sont les plus motivés. « Les moins de 30 ans n’imaginent même pas l ’entreprise dépourvue de réseaux collaboratifs. C’est une façon de travailler inscrite dans leur ADN », insiste Laurent Chollat-Namy, fondateur de la plate-forme de rencontres en ligne dédié aux métiers du numérique, ChooseYourBoss. Et chez Microsoft, éditeur de plusieurs solutions dédiées au travail collaboratif, il est martelé que « favoriser un contexte de partage et d’échange de compétences fait partie de la politique RH, un argument essentiel pour attirer des talents ».

La tendance se diffuse aussi dans les PME, comme en témoigne la société grenobloise Sogilis, spécialisée dans le développement de logiciels sur mesure. Son fondateur Christophe Baillon, décrit son entreprise comme « une suite de cellules de cinq à sept personnes, favorisant l ’autogestion, le fonctionnement en mode projet, l’échange permanent. Il n’y a pas de manager à la tête des équipes, tout le monde reste productif ». Dans l’univers des entreprises de services du numérique (ESN), où le démarchage et la facturation à l’arraché sont répandus, Sogilis conçoit toutes ses offres commerciales en associant commerciaux et techniciens par le biais de brainstormings transversaux, avant toutes présentations aux clients potentiels. Et ça fonctionne ! Les contrats avec de prestigieux donneurs d’ordre, dont Thales, Altran ou Devoteam, pleuvent.

Les services publics cèdent également aux sirènes du participatif, à l’image de Pôle Emploi qui s’est doté depuis le début de cette année d’une plate-forme dédiée, appelée InnovAction. Elle a pour vocation de « permettre aux agents de proposer des pistes nouvelles, de partager des bonnes pratiques et d’échanger avec d’autres collaborateurs ». Aucune suggestion n’est ignorée, toutes méritent d’être examinées et d’avoir une suite. Tout rejet doit être motivé. Certaines idées peuvent mériter une expérimentation préalable, tandis que d’autres, labellisées par des comités régionaux, avant d’être avalisées par un « comité national de l’innovation », pourront être généralisées à plus ou moins long-terme. 

IT Vecteur Positif de transformation

 

88% d'employeurs souhaitent implanter un RSE

Un coût modéré

Les dispositifs varient d’une organisation à l’autre, mais une constante demeure : pas de collaboratif sansoutils IT. Et sans recourir aux moyens les plus sophistiqués. Selon une enquête de l’EM Grenoble sur « le management 2.0 en France », le bon vieil agenda partagé et les logiciels de rédaction collaborative, modernisés et rafraîchis grâce au cloud, restent les supports les plus répandus. Une bonne nouvelle pour les directeurs financiers, attentifs aux investissements informatiques. Développer le sens de la collaboration n’appelle pas nécessairement des budgets prohibitifs. L’utilisation d’un logiciel de gestion de projet partagé peut enclencher des changements d’habitude immédiatement bénéfiques. De plus en plus accessibles financièrement (on en trouve des gratuits), ils se démocratisent. Leurs fonctionnalités ne se limitent plus au partage de fichiers en ligne. Ils incluent aussi des wikis, des plannings, des feuilles de temps, des forums. Chez Decathlon, il est couramment utilisé par 500 cadres de différentes fonctions, amenés à travailler conjoin- tement sur les produits de la marque. Veolia en a un usage tout aussi intensif, à l’échelle internationale. « Les interfaces rébarbatives qui freinaient la généralisation de ces applications font place à une ergonomie conviviale. Il est possible de hiérarchiser les niveaux d ’accès en fonction du rôle de chacun, tout en garantissant la sécurité des données 

», explique Cédric Micard, directeur général de Planzone, l’une des références du marché, bien implantée dans les banques et les compagnies d’assurances.

Le numérique désinhibe

Les outils d’animation de réunions ont aussi le vent en poupe. A l’instar de Wisembly. Cette application en mode SaaS lancée par trois jeunes diplômés, s’impose déjà à plusieurs grandes entreprises. Les participants peuvent mieux préparer les échanges, mais surtout faire des commentaires et poser des questions en séance, en temps réel, à partir d’un terminal, sans interrompre l’intervenant. Les réunions managériales crispées se métamorphosent en foisonnants cercles de créativité. C’est le cas à la SNCF, dont le PDG,Guillaume Pepy a longtemps cherché le moyen de mettre du piquant dans le management call qui réunit tous les mois 600 cadres du groupe. Entouré du Comex au grand complet, il y présente des résultats, tout en rappelant les orientations stratégiques. L’ambiance y a toujours été studieuse. En revanche, l’interactivité n’était pas au rendez-vous : seulement deux ou trois questions étaient timidement posées, pour quatre-vingt-dix minutes de monologue. Désinhibés par « l’intermédiaire » numérique, les participants n’hésitent plus à mitrailler de questions le big boss qui n’attendait que ça.

Les moins de 30 ans n'imaginent pas l'entreprise dépourvue de réseaux collaboratifs

Le changement est tout aussi net à La Poste. Parmi les 120 managers conviés chaque année au séminaire d’échange de bonnes pratiques, ceux qui osaient questionner la direction se comptaient sur les doigts d’une main. En introduisant un logiciel spécialisé, le taux de participation a explosé, atteignant 100 %, contre 2 % précédemment. « Le processus informatique contraint les participants à préparer la séance en amont. En outre, en cours de séance, l’interface ludique contribue à libérer les énergies », explique Romain David, cofondateur de Wisembly. Et rien n’empêche de combiner différents supports IT : « Associer des outils de partage de documents, la vidéoconférence et la téléprésence donnent une toute autre dimension aux échanges à distance », assure Jean-Luc Vallejo. En matière de travail collaboratif, les réseaux sociaux d’entreprise sont portés aux nues par les directions, les DRH et les DSI. Nés sur les briques des logiciels de microblogging, tels que Sharepoint et Yammer de Microsoft, ils poussent comme des champignons. 88 % des employeurs disent réfléchir à en implanter un. Même les administrations publiques se laissent tenter. C’est le cas de la Direction générale des finances publiques (DGFiP) qui teste un réseau interne appelé Wifip. Son objectif : inciter les fonctionnaires à partager les bonnes pratiques, à mutualiser les expertises, voire engager de façon infor- melle des travaux préparatoires à des projets gouvernementaux d’envergure. Prudent, Bruno Parent, directeur général de cette armée d’environ 115 000 agents, précise que Wifip ne saurait se substituer aux « directives officielles et à l’autorité des chefs de service ».

DrH-DSi : de la lutte de pouvoir à la coopération

Des équipes plus efficaces

Dans les entreprises, les directions générales attendent des retombées concrètes de ces dispositifs. Elles souhaitent prioritairement en faire un levier du travail collaboratif (92 %), un moyen d’accès aux experts
internes (88 %). Beaucoup d’entre elles peuvent espérer un retour sur investissement quasi-immédiat. Alain Bernard, directeur de la division PME-PMI et partenaires de Microsoft en est persuadé : « Les réseaux sociaux sont sans pareil pour doper le travail collaboratif. Les forces de vente, notamment les itinérants, peuvent travailler conjointement et simplement avec les autres fonctions de l’entreprise comme les techniciens et les financiers, en ignorant les frontières. » Comme l’illustre le fabricant de câbles Nexans, dont l’efficacité commerciale est boostée par le réseau interne : « Nous remportons des appels d’offres sur lesquels nos commerciaux, pourtant situés dans différents pays travaillent en équipes. Nous évitons aussi de répondre deux fois, via des entités différentes », témoigne Marie-Françoise Gaud, business information manager de la firme.

"Cela fonctionne mieux dans les entreprises qui ont déjà une culture affirmée du collaboratif ”Au-delà du chiffre d’affaires, l’innovation, la consolidation de la culture d’entreprise et l’accompagnement du changement figurent parmi les objectifs déclarés, les combinaisons de divers dis- positifs n’étant pas exclues. Par exemple, Accor associe réseau social et Intranet. CIB, banque d’investissement du groupe BNP Paribas entretient des communautés d’expertise sur son canal interne Jump. Et la tendance ira en s’amplifiant. Selon une étude de l’Institut de l’entreprise d’avril : la France semble en retard dans son déploiement puisque seuls 5 % des salariés évolueraient dans une entreprise qui en est dotée, soit deux à trois fois moins qu’en Allemagne, en Suède ou en Espagne. Mais gare à l’effet de mode et aux annonces quantitatives, limitées au nombre de visites, de personnes connectées. Geoffrey Carpentier est formel : « Cela fonctionne mieux dans les entreprises qui ont déjà une culture affirmée du collaboratif. Il y a beaucoup d’entreprises qui se lancent dans un projet parce qu’elles ont trouvé dans le pack de leur progiciel ERP, une plate-forme collaborative. Dans ces conditions, la démarche est vouée à l’échec. » Censés accélérer le rythme de diffusion de l’information, les réseaux entraînent par endroits l’effet inverse : l’infobésité et l’autopromotion de petits malins qui transforment les réseaux en outil de marketing personnel. Un risque de mieux en mieux maîtrisé.

Cet article est extrait du n°9 d’Alliancy, le mag