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Double vision « collaborative » chez Air Liquide pour l’IT et le digital

Joanne Deval, DSI du groupe d’Air Liquide, détaille comment le digital et l’IT agissent en copilote des métiers dans leur transformation digitale. Et ce en tandem avec le Chief Data Officer du groupe, Bruno Aïdan.

Alliancy. Comment est organisée la DSI au sein du groupe Air Liquide que vous dirigez ?

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Joanne Deval, DSI du groupe d’Air Liquide.
(c)Bruno Levy

Joanne Deval. Avec le Chief Data Officer, Bruno Aïdan, nous dirigeons le département « Digital & IT », qui conçoit, développe et opère l’ensemble des solutions et services numériques du groupe, indispensables au bon fonctionnement quotidien des opérations industrielles actuelles et futures. C’est pourquoi je parle d’un co-pilotage de nos activités en partenariat avec les métiers, pour qui la performance et la sécurité doivent être au rendez-vous.

Ainsi, la DSI d’Air Liquide assure, via des opérateurs globaux, la bonne délivrance des infrastructures au sens large, de solutions informatiques industrielles et des solutions de gestion de données. Tout en intégrant ces services globaux, les équipes applicatives « Business Information Systems » (BIS) sont gérées par des DSI en prise directe avec les métiers pour leur délivrer les applicatifs (ERP, CRM, solutions e-commerce, finances et RH…) dont ils ont besoin.

Plus particulièrement, le Chief Data Officer anime la gouvernance de la donnée et dispose d’un certain nombre de ressources (user research, design, data, software engineering…) pour accélérer la création de valeur d’initiatives transformantes via des approches « data-driven » et produit. J’aime beaucoup ce rôle pour la DSI de co-pilote du métier, image que j’ai prise au monde du rallye automobile où le pilote prépare sa course avec le copilote, mais pour autant ce dernier ne prend jamais la place du pilote. La symbiose, la confiance et le travail en commun sur l’opérationnel au quotidien, mais aussi la préparation de la stratégie de la course et la capacité de se projeter ou de réagir face à des éléments inattendus, constituent tout autant un élément de succès que la puissance intrinsèque de la voiture…

Cette image est très révélatrice de ce qu’est une DSI. Le métier s’attend évidemment à ce que tout fonctionne, mais aussi que la DSI, en tant que copilote, lui indique le meilleur trajet pour être plus performant et mieux répondre à ses attentes, y compris en terme de disruption de façon à ne pas rater les mutations en cours ou à venir.

Air Liquide a décroché la 1ère place du classement eCAC40 2019 publié par les Echos. « Pour nous, le digital est, à la fois, un accélérateur et un levier qui nous permet d’aller beaucoup plus en profondeur et de concrétiser les projets que nous avions en tête depuis plusieurs années. Désormais, au-delà d’une gouvernance qui est passée d’une organisation hiérarchique à un fonctionnement en réseau, l’IoT, l’intelligence artificielle et les algorithmes sont entrés dans les métiers d’Air Liquide », expliquait alors Benoît Potier, PDG du groupe.

 

Que dire de l’impact de la crise sanitaire sur vos activités ?

Joanne Deval. En fonction des situations géographiques, dès le début 2020, nous avons pu continuer à opérer, basculer l’ensemble des collaborateurs du groupe à la maison et à s’adapter, grâce à nos solutions hébergées dans le cloud et aux choix technologiques robustes des années précédentes. Le premier gros révélateur de cette crise a surtout montré que refuser la digitalisation de nos sociétés, c’est refuser une transformation qui impacte nos entreprises et la manière de faire du business. Ensuite, jusqu’où doit-on se digitaliser, garder ses facteurs de différenciation et sa relation humaine avec les clients et ses patients ? C’est là tout le challenge… D’où l’importance de bien partir sur l’usage et ne pas seulement être dans une réponse technologique sèche. C’est là où, de nouveau, la DSI a un rôle à la fois fascinant et ambitieux, d’opérer, d’anticiper, de décoder, de recommander… Après, le pilote de la voiture fait ses choix et conduit, mais nous devons être à ses côtés pour éclairer et faire levier sur des écosystèmes différents. Les grands groupes doivent s’appuyer également sur tout un écosystème de partenaires et de fournisseurs, de la grande à la petite entreprise, et c’est ce qui est fantastique dans cette transformation numérique que nous menons.

La crise a-t-elle modifié vos choix en matière d’IT ?

Joanne Deval. La crise n’a ni modifié, ni accéléré nos choix. Cela a par contre renforcé notre positionnement, notre place dans l’entreprise. Nous bénéficions d’une reconnaissance accrue pour l’ensemble des équipes Digital & IT (1 200 collaborateurs au total), qui ont fait face à l’évolution de nos modes de travail, à l’accompagnement de l’ultra-mobilité de chacun… Les réunions de gestion de crise dans le cadre de la pandémie, par exemple, sont restées deux fois par mois, car elles sont devenues ce point de rencontre opérationnel qui montre que nous sommes là. Nous devons nous assurer en permanence que tous nos systèmes d’information fonctionnent ! Ce que nous faisions évidemment, mais qui est devenu encore plus crucial en cette période et à tous les niveaux. Nos différents centres d’opération et d’optimisation à distance de nos usines, mis en place il y a quelques années, ont montré là toute leur pertinence…

Cela a donc renforcé vos choix stratégiques comme ceux de vos prédécesseurs…

Joanne Deval. Absolument. Nous avons regardé par exemple les données d’usage de la suite collaborative Google. Il n’y a pas eu d’explosion des chiffres, sauf pour les vidéos conférences qui sont passées de 2 000 par jour à 20 000… C’est à la fois un sujet technique pur (tout a bien fonctionné !), mais également un sujet sur les nouvelles manières de travailler… qu’il faut peut-être encore améliorer. D’autres programmes de dématérialisation de factures ont pu également être accélérés. En fait, tout ceci préexistait à la crise, mais n’était pas pleinement utilisé car il n’y avait rien d’urgent… Là, c’est devenu vital.

D’autres besoins sont-ils apparus ?

Joanne Deval. On l’a tous vu dans les médias, c’est l’augmentation de la cybersécurité, qui est devenue un enjeu majeur pour tous dans l’entreprise. Nous avons senti une réelle augmentation de la prise de conscience et de la volonté d’agir de façon individuelle et concertée. C’est un sujet traité par la directrice de la sécurité numérique (analyse des menaces/risques et réponses, formation et sensibilisation, tests et campagnes spécifiques, compliance…) qui n’est pas à la DSI, mais à la direction financière, car on ne peut pas être juge et partie. A nous l’implémentation, la matérialisation des barrières et des mécanismes de détection et de réaction…

Aujourd’hui, concernant le cloud, où en êtes-vous ?

Joanne Deval. Nous avons démarré la transition vers le cloud en 2014. Dans un premier temps, vers le cloud privé, puis, de plus en plus, vers le cloud public, notamment pour des usages fluctuants (patients et clients) et pour des questions d’agilité. Nous devons nous adapter à toute allure à une augmentation de volumétrie.

Peut-on revenir sur le sujet de la data ?

Joanne Deval. Bruno Aïdan et ses équipes mènent, depuis trois ans, un travail de fond sur ce sujet avec les métiers (à la fois les branches stratégiques et les opérations). Avec un objectif : de quelles données dispose-t-on, lesquelles sont stratégiques et que peut-on en faire dans une animation régionale ou globale ? Chez Air Liquide, nous collectons tout de même plus d’un milliard de données par jour… Nous sommes donc capables d’amasser une quantité de données incroyable. Il est dès lors important de savoir organiser et nommer cette donnée, de façon à pouvoir l’exploiter par la suite, la faire parler et la partager (data platform, dataviz, IA…).

Tout ceci repose sur des systèmes pour lesquels nous devons tous aligner nos façons de travailler, notre objectif étant d’avoir le bon outil pour le bon process… au sens puissance de production de ce qu’il faut faire. Nous devons matérialiser une nouvelle création de valeur, croiser des sources de données… comme travailler aussi sur notre historique de données de maintenance. Les sujets s’élargissent autant en interne qu’avec nos clients et chaque métier voit de plus en plus le potentiel de l’usage des données, dans sa performance immédiate comme dans sa capacité à se différencier et capter de nouveaux volumes d’affaires.

La donnée est ce qui fait notre métier en quelque sorte. Aussi, plus on est capable d’exploiter cette donnée et, plus vite, soit on corrigera nos points d’amélioration, soit on renforcera la confiance de nos clients et patients à poursuivre avec nous…

Comment formez-vous les collaborateurs autour de cette problématique data ?

Joanne Deval. Il y a deux axes. L’un vers les collaborateurs dont ce n’est pas le métier et pour qui nous développons un programme de formation interne pour les acculturer aux fondamentaux autour de la donnée. On organise un Data Summit chaque année et on fait des Data Challenges internes par exemple… Et l’autre, pour ceux qui étaient déjà initiés, une facilitation d’augmentation de compétences. Ensuite, en fonction d’opérations spécifiques, nous pouvons renforcer les équipes sur certaines compétences.

Depuis quatre ans, nous avons également recréé la plateforme d’accès à la Business Intelligence (BI) dans le groupe. La BI n’est pas un sujet nouveau, mais nous devions proposer de nouveaux outils de visualisation au service des utilisateurs finaux. Ce qui nous a d’ailleurs permis de montrer à tous que l’on pouvait faire de l’IT différemment…

C’est-à-dire ?

Joanne Deval. L’IT est de plus en plus accessible ! Beaucoup d’outils et de solutions se sont simplifiés, au bénéfice de tous dans l’entreprise. Nous allons donc encore plus être en capacité de décryptage, en capacité d’accompagnement de nos métiers… Pour autant, l’usage en est facilité, mais les fondamentaux restent les mêmes. Si la donnée collectée n’est pas celle que l’on croit que l’on collecte, on peut avoir l’outil le plus convivial et intuitif possible d’exploitation des données, vous ne transformerez pas une donnée mauvaise en une bonne… D’où l’importance des modèles. Ce travail en duo avec Bruno Aïdan permet ainsi de parler d’IT et de data de façon positive, d’appréhender ces sujets dans leur capacité à être créateurs de valeur, en s’adressant directement aux métiers.

Nous portons également cet axe à travers un programme de formation en direction de nos « seniors leaders », de manière à leur apporter ce déchiffrage et cette compréhension des grandes tendances technologiques, notamment en matière de data. L’idée est de les rendre familier avec le monde de l’IT, comme de la complexité de nos métiers et compétences.

Quels sont vos grands chantiers des mois à venir ?

Joanne Deval. Nous renforçons les priorités que nous avions déjà évoquées il y a deux ans, c’est-à-dire la fiabilité et la cybersécurité face à l’augmentation de la menace. Nous souhaitons également poursuivre la simplification et l’harmonisation de nos applications, là où c’est nécessaire pour être plus rapide, plus efficace et plus performant. Vient ensuite cette exploitation de la donnée qui va de la compréhension de ce que l’on veut faire à l’usage de l’IA demain pour le prédictif… Nous voulons enfin rester à la pointe de la veille technologique pour assurer nos besoins actuels et futurs, tout en continuant à attirer les bons talents.

Il faut donner du sens à ce que nous représentons, de manière à continuer à valoriser ce rôle de copilote, qui n’est pas juste celui qui vérifie la pression des pneus avant le début de la course. Nous sommes bien sur un accompagnement dans la durée, de la phase de réflexion stratégique à la mise en place opérationnelle et à la réactivité face à l’élément qui n’était pas prévu… Je conclurai par l’importance de s’appliquer à soi-même ce que l’on demande aux autres de s’appliquer, comme l’automatisation appliquée à l’IT, la facilité d’usage ou encore, les projets IT en mode agile…

Un parcours très opérationnel chez Air Liquide

Joanne Deval est DSI du groupe d’Air Liquide depuis 2019. Diplômée de l’Ecole Polytechnique (1998), Joanne Deval, également titulaire d’un doctorat en micro-électronique obtenu à l’University of California, Los Angeles (2002), a réalisé la totalité de sa carrière au sein du groupe industriel.

Entrée en 2002 chez Air Liquide, elle a d’abord travaillé à la R&D (innovation technologique). En 2007, elle devient chef de produit et, en 2010, responsable risque de la zone Europe. En 2011, elle prend la direction générale des filiales tchèque et slovaque à Prague, avant d’obtenir son premier poste de DSI en tant que DSI Europe pour les activités industrielles en 2013.

Joanne Deval est rattachée à Emilie Mouren-Renouard, membre du Comité exécutif en tant que directeur en charge de l’Innovation, du Digital et de l’IT, de la Propriété Intellectuelle, ainsi que de l’activité Marchés Globaux & Technologies.