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Entreprises à mission : sous les effets de manche, un trésor

La loi Pacte nous a offert l’entreprise à mission : une pépite, formidable levier d’innovation et de croissance pour ceux qui vont au bout de l’exercice. Hélas, le message est brouillé par les voix bruyantes de ceux qui s’en tiennent aux premières étapes (quand ils ne s’arrêtent pas tout bonnement aux effets d’annonce). Explications et cas d’usage.

Entreprises à mission En plein scandale des Fossoyeurs, les groupes Orpea et Korian ont annoncé cet hiver leur intention de devenir « entreprises à mission »

Difficile de ne pas y voir un contre-feu et la recherche précipitée d’une solution-miracle, avant même d’assumer ses erreurs. Ces démarches ravivent le risque de « Purpose Washing », la face sombre de tous les labels de bonne volonté.

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Et c’est dommage, parce que la loi Pacte de 2019 représente une véritable opportunité de transformer son entreprise et d’attirer les meilleurs collaborateurs. En creux, l’entreprise à mission dessine, à bien des égards, un portrait de l’entreprise du futur. Plus de 600 entreprises françaises sont d’ailleurs déjà devenues « à mission », avec quelques cas d’école franchement inspirants, à commencer par la Camif, pionnière du genre.

1. Raison d’être et entreprise à mission ne sont pas des labels

Tout commence par une loi – et l’esprit de la loi Pacte est de ne pas réduire l’entreprise à la seule recherche de profits, mais de l’aider à avoir un impact positif sur nos enjeux sociaux et environnementaux.

Le dispositif est souvent présenté comme une fusée à trois étages : RSE d’abord, puis adoption d’une raison d’être et enfin basculement vers la qualité d’entreprise à mission.

Taille des sociétés

Crédit photo : La Communauté des entreprises à mission

Seul le troisième niveau présente des garanties solides de vraies transformations avec une vision de long terme. Les entreprises à mission modifient en effet leurs statuts pour y inscrire leur raison d’être, leurs objectifs sociaux et environnementaux, mais aussi les modalités de suivi de la réalisation de ces objectifs.

Pour les entreprises de plus de 50 salariés, un comité de mission interne suit le bon déroulement de la mission. Et un organisme tiers indépendant rend un avis lui aussi, au moins tous les deux ans.

Ce rapport doit rester public durant 5 ans. Et attention : n’importe quel citoyen peut demander auprès du tribunal de commerce le retrait de la qualité d’entreprise à mission si les objectifs ne sont pas atteints.

L’entreprise à mission n’est pas un statut comme celui de coopérative. Ni un label comme B-Corp (170 entreprises labellisées en France), qui vient valider un existant. La mission, elle, est une qualité, qui porte sur l’avenir plutôt que sur le présent.

Des exemples de plus en plus nombreux et variés

Début 2020, le Slip Français faisait face à un bad buzz et sanctionnait deux salariés pour des actes racistes (blackfaces). Quelques mois plus tard, la marque annonçait qu’elle était devenue entreprise à mission. On pourrait y voir un contre-feu là aussi, et pourtant ce virage validait un engagement de longue date (2022) en faveur du « Fabriqué en France. » La marque vient de décrocher le label B-Corp en ce premier semestre 2022.

Autre exemple, dans la tech cette fois : Tehtris est une start-up spécialisée dans la cybersécurité. Elle a annoncé en avril dernier qu’elle devenait la première entreprise du secteur à rejoindre le club encore restreint des entreprises à mission.

Nombre de sociétés

Crédit photo : La Communauté des entreprises à mission

L’ESN Octo Technology est certifiée B-Corp depuis avril 2021. Elle est aussi classée « Great Place to Work » et finalise actuellement sa raison d’être.

Il n’est pas interdit de multiplier les initiatives !

Aujourd’hui, plus de 600 entreprises françaises sont des entreprises à mission. Le dernier baromètre de l’Observatoire spécialisé (mars 2022) nous apprend que la progression est rapide : 207 fin 2019, 505 fin 2021…

Parmi les motivations de ces entreprises, figure le fait d’attirer les talents.

Un bénéfice indubitable, mais qui n’est pas le seul.

2. « L’innovation naît sous la contrainte »

« Le tout premier bénéfice de l’entreprise à mission, à mon sens, est stratégique : on se donne un cadre qui oriente toutes nos futures décisions. C’est un guide pour l’avenir. On s’offre une boussole », explique Aurélie Ghemouri Krief, du cabinet de conseil Plein Sens, qui accompagne ses clients sur le chemin de l’entreprise à mission.

« Un texte de loi ne suffit jamais à enclencher un mouvement, rappelle-t-elle. La crise Covid-19 a fait remonter des questionnements de sens. Les grands défis sociétaux amènent les entreprises à se positionner sur ces sujets. Or quand on s’est doté d’une mission, on arbitre à chaque choix à l’aune de ses objectifs de fond. C’est une colonne vertébrale pour l’entreprise. Et la mission est aussi source d’engagement pour les salariés en quête de sens et de lisibilité. »

Une opinion partagée par Vivien Pertusot, auteur de la Machine à sens, newsletter consacrée aux entreprises « role model ». Vivien est un ancien de BPI France, où il a co-signé le guide « Se doter d’une raison d’être, passer société à mission »

Il est également « Harmoniste », un métier imaginé par Patrick Vignaud, fondateur de B-Harmonist qui propose aux chefs d’entreprise d’actionner « le levier sous-utilisé de la culture d’entreprise ».

Les deux hommes sont convaincus d’une chose : l’entreprise du futur est une entreprise à mission. Patrick cite même Larry Fink, le patron de Blackrock, le plus important gestionnaire de fonds au monde : « Sans but clair, aucune entreprise ne peut atteindre tout son potentiel… Pour prospérer au fil du temps, toute entreprise doit non seulement produire des résultats financiers mais également montrer comment elle apporte une contribution positive à la société. »

L’entreprise à mission est donc une manière de consolider son business. « J’en suis convaincu, poursuit Patrick. Un dirigeant qui ne s’intéresse pas au sujet se prive d’une belle opportunité de croissance et d’innovation. Parce que lorsque vous vous imposez des contraintes, dans le même temps vous vous redonnez l’occasion d’innover. »

Traduire la contribution aux enjeux sociaux en résultats économiques

Ce n’est pas Emery Jacquillat, aux commandes de la Camif, qui dira le contraire. L’entrepreneur a relancé l’entreprise à compter de 2009 et il l’a fait en travaillant sur l’impact de la Camif sur la société – c’était bien avant que la loi ne voie le jour. Ensuite – après avoir validé la pertinence du modèle chez lui – il a fondé la communauté des entreprises à mission.

« On a mis deux ans et demi à sortir les deux phrases de notre raison d’être, parce qu’on a interrogé très largement toutes les parties prenantes (fournisseurs, acteurs du territoire…) mais ça valait le coup », raconte-t-il.

Emery a convaincu les actionnaires (« Sans eux, vous ne ferez pas grand-chose ») et opéré des choix tranchés, qui ont complètement repositionné la Camif et transformé sa manière de travailler. Consommation responsable, Made in France, développement de l’emploi en local… On est loin de l’ancienne marque des « instituteurs à la retraite ».

La démarche passe par un certain nombre de renoncements. « Il faut accepter de grever à court terme la performance financière ou commerciale. C’est un investissement sur le temps long. Mais cette contribution aux enjeux sociaux finit toujours par se traduire en performance économique. Reste à oser. »

Date de création

Crédit photo : La Communauté des entreprises à mission

Parmi les objectifs concrets que s’est fixée la Camif, il y a celui-ci : « faire de l’économie circulaire notre standard ». « Cela nous oblige à revoir toute notre offre, explique Emery. C’est là qu’on s’aperçoit à quel point c’est un levier d’innovation, et de différenciation avec la concurrence. Nous avons développé nos propres collections. On ne pouvait plus juste dépendre des fabricants et de leur bonne volonté. Cela prend du temps. Nous avons lancé l’an dernier le premier matelas entièrement fabriqué à partir d’anciens matelas recyclés, 4 ans après en avoir eu l’idée. Mais on y arrive, et aujourd’hui nous comptons 80% de nouveaux clients : nous sommes vraiment aller les chercher. »

La Camif s’est distinguée aussi par le boycott du Black Friday en 2017. Le dirigeant se rappelle : « On a touché à un dogme, celui de la croissance et du chiffre d’affaires, en nous privant du meilleur jour de l’année. Depuis… on a réalisé 40% de croissance en 4 ans. Cela montre que c’est possible. Et pour aller plus loin : demain, je crois que les entreprises qui n’auront pas pris d’engagements sociétaux, ni n’auront prouvé leur capacité à y répondre, auront du mal à trouver des financements. Il y a une sorte d’urgence à s’engager : cela fait partie de la responsabilité du dirigeant. »

Chez Plein Sens, Aurélie Ghemouri Krief confirme que « mission » rime avec « innovation » : « C’est sans aucun doute le meilleur vecteur d’innovation : renoncer à une création de valeur au nom de la mission nous force à aller en trouver ailleurs.On sait tous combien l’innovation naît sous la contrainte. Et la démarche permet de faire dialoguer les actionnaires, les dirigeants et les salariés : elle redonne de la puissance à ce triptyque. »

Aurélie souhaite aujourd’hui que la loi Pacte fasse des petits, soit transposée au niveau européen. « La France est pionnière. Il y a un vrai intérêt à étendre cette démarche en-dehors de nos frontières. J’aimerais qu’on parvienne à un modèle européen d’entreprise contributive. »

3. Un chemin qui demande d’être sincère et persévérant

On l’a compris, devenir entreprise à mission n’est pas un long fleuve tranquille. Inutile d’en attendre des bénéfices à court terme. Et certainement pas en termes de communication : vos collaborateurs, tout comme vos clients, ne seront pas dupes. Des attentes seront créées et il est facile de les décevoir. En revanche, ils vous suivront si vous êtes sincère et persévérant. « Ce n’est pas une baguette magique et les difficultés qui préexistaient ne vont pas s’évanouir. Mais vous serez mieux armés pour les chocs à venir », souligne Aurélie Ghemouri Krief.

« Allez-y maintenant, car les enjeux vont s’accentuer – et les obligations réglementaires également, confirme Vivien Pertusot. On le voit ces dernières années : la pression monte tant que les sujets environnementaux que sur les lois anti-gaspillage, l’index égalité professionnelle, etc. Le « Name and Shame » peut arriver assez vite. Les pionniers de l’entreprise à mission ont fait la preuve de la valeur, comme la Camif bien sûr, mais aussi Aigle, qui relocalise une usine de production en France, ou encore Alenvi, qui veut révolutionner le secteur de l’aide à la personne et a décidé de commencer par bien « traiter » les auxiliaires de vie, au point d’ouvrir une seconde entreprise pour les former correctement. »

« Si vous avez un management toxique, cela ne sert à rien d’écrire une belle raison d’être. »

« Formaliser la raison d’être et ses « KPIs », cela nécessite une introspection, conclut Patrick Vignaud. Beaucoup n’aiment pas ça : cela ne leur semble pas suffisamment opérationnel. Il faut trouver un juste milieu entre la précipitation, et cette lenteur excessive qui survient lorsque l’on consulte trop largement, ou lorsque le processus de décision n’est pas clair. Les entreprises font rarement l’exercice de stress test sur leur mission. Elles y auraient pourtant intérêt : une mission ne se modifie pas tous les six mois. »

Dernier écueil majeur : le sens ne suffit pas. « Si vous avez un management toxique, cela ne sert à rien d’écrire une belle raison d’être. »

« Certaines entreprises demandent à chacune de leurs directions de décliner leurs objectifs de mission et créent une incitation financière pour que l’exercice soit vraiment pris au sérieux », note Vivien Pertusot.

Aujourd’hui, quand Phenix ou Castalie postent une offre d’emploi, ils reçoivent des centaines de réponses. Même chose à la Camif, localisée à Niort, loin d’être un pôle majeur d’attractivité. Pour en arriver là, vous l’avez compris : comptez plusieurs mois de travail et quelques années pour en récolter les fruits, et préparer l’avenir.