Il faut soutenir la recherche pour que les entreprises françaises exploitent pleinement le potentiel de l’IA

En novembre dernier, un plan de 2,2 milliards d’euros pour faire de la France une championne de l’IA (intelligence artificielle) a été annoncé par le gouvernement. Un montant insuffisant au regard des enjeux et de la concurrence… C’est en tout cas ce que considère Mehdi Chouiten, cofondateur de Datategy, une plateforme d’IA qui aide les entreprises à mieux tirer profit de leurs données. La start-up collabore avec des groupes comme SNCF, Engie, RATP ou encore le Tice.

Mehdi Chouiten, cofondateur de Datategy

Mehdi Chouiten, cofondateur de Datategy

Alliancy. Pouvez-vous nous présenter brièvement votre activité ?

Nous avons développé un logiciel qui permet aux entreprises du B2B de créer leurs propres modèles d’IA et de rendre la donnée plus lisible. Nos data scientists en interne se chargent d’ajuster nos modèles de prédiction en fonction des cas d’usage. Nous disposons d’une quarantaine de personnes et l’objectif serait d’atteindre la centaine d’ici 2023.

En 2020, nous avons levé 2,5 millions d’euros, notamment pour renforcer notre activité liée à la mobilité et aux smart cities. Mais notre logiciel n’est pas seulement dédié à un secteur et s’adapte à toute mise en production de projets d’IA. La plupart de nos interlocuteurs ont une grande conscience de ce que peut leur apporter l’IA, sans savoir réellement comment en tirer profit.

Quelles sont les règles à adopter selon vous pour mieux tirer profit de l’IA ?

Selon une étude du cabinet Gartner, 85 % des projets d’IA jusqu’en 2022 ne verront pas le jour en production. Pour éviter l’échec, le premier conseil serait de mieux aligner les objectifs techniques et business. Il faut à tout prix que ces objectifs répondent à un problème exprimé par les métiers, sinon le décalage n’est pas loin.

Le deuxième conseil est de rendre la data disponible pour mieux se rendre compte de la faisabilité d’un projet. L’IA n’est pas une boule de cristal, il n’est pas possible de tout prédire sans les bonnes données. Le dernier point est critique : il s’agit d’avoir l’équipement et le MLOps suffisants. Autrement dit, former et recruter les bonnes compétences en data science.

Nous avons la conviction que l’IA va révolutionner tous les business et les process métiers. Par exemple, si je veux acheter un billet d’avion Paris-New York, le prix change tous les quarts d’heure. Il y a parfois tellement de paramètres en compte que l’algorithme prend toujours le relais. Mais de la même manière, nous ne pouvons nous passer de la vérification humaine. C’est d’ailleurs la clé de l’adoption de l’IA.

Pour citer un exemple, nous avons travaillé avec la SNCF sur une solution de détection d’amiante dans les trains. Les équipes ont entraîné notre IA “papAI” avec des photos de wagon ainsi que des résultats de laboratoire attestant la présence ou non d’amiante. La réussite du projet tient notamment au fait de ne pas laisser une IA sans surveillance, qui pourrait prendre des décisions inexplicables.

La recherche de souveraineté est-elle importante ?

L’IA devient autant un enjeu de souveraineté que celui de fabriquer ses propres centrales électriques en France. La priorité n’est plus aujourd’hui d’accéder à des produits “packagés” et prêts-à-l’emploi, mais plutôt d’opter pour des environnements d’IA comme ceux de Dataiku ou encore Databridge. On parle d’un modèle type “Everyday AI” qui rend possible la mise en étagère des données pour créer un usage quotidien de l’IA.

Ainsi il est plutôt illusoire de penser pouvoir réguler les millions d’IA qui se créent chaque jour dans le monde. Les lois pensées aujourd’hui ont une vision politique assez monolithique de l’IA et aucun cadre légal ne nous empêchera d’être dépendants de certains acteurs majeurs du secteur. Au-delà de l’enjeu de protection des données sensibles, c’est bien une conception globalisée de l’IA que nous devons défendre.

Qu’en est-il de l’AI Act européen ? Peut-il garantir l’émergence de leaders français et européens ?

Je ne suis pas totalement convaincu car l’AI Act adopte une stratégie plutôt défensive.  Les intentions sont bonnes mais le souci est de partir du principe qu’un système d’IA est quelque chose de construit alors qu’il est bien vivant et peut changer parfois plusieurs fois par jour. Il est très compliqué de certifier la conformité d’une IA.

Chez Datategy, nos data scientists travaillent au quotidien non pas pour vendre un produit, mais au service d’un projet. Cela peut durer plusieurs années et pour réaliser un audit, il faudrait qu’il soit très cadré et qu’il ne se limite pas aux lignes directrices. Le RGPD est une bonne première piste de réflexion car – bien qu’elle ait été assez vague au début – maintenant les entreprises savent à quoi s’attendre.

Les investissements à la fois publics et privés ne sont clairement pas à la hauteur de ceux connus aux Etats-Unis ou en Chine. En réalité, la plupart des acteurs français qui proposent le même type de solution que nous ne sont plus vraiment français. Par exemple, la start-up française Prevision.io a levé 6 millions d’euros aux Etats-Unis en 2020 et les actionnaires majoritaires de Dataiku y sont également.

Nous avons refusé une proposition américaine de levée de fonds et nous souhaitons si possible conserver notre identité européenne. Mais si nous continuons de constater l’absence de bonnes conditions en Europe pour assurer notre passage à l’échelle, nous serons bien obligés d’aller voir ailleurs. 

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Que pensez-vous du plan de 2,22 milliards d’euros annoncé par le gouvernement en novembre pour soutenir l’IA en France ? 

Ce n’est clairement pas assez pour une stratégie nationale, d’autant plus sur l’IA. Il y a évidemment beaucoup d’enjeux sociaux et économiques qui nécessitent aussi de l’investissement et l’IA doit aussi attirer notre attention. 

La France veut jouer un rôle dans l’IA, au moment où les géants poursuivent leur lancée pour devenir des champions. Soit nous y allons maintenant, soit nous laissons le temps passer. Nous risquons d’arriver en retard comme nous l’avons fait sur le sujet des moteurs de recherche par exemple, avec un Qwant arrivé bien trop tardivement.

Assistons-nous à un nouvel hiver de l’IA, du fait de la montée en puissance de secteurs technologiques comme le métaverse ou les NFT ?

Les applications industrielles de l’IA ont un niveau de maturité plus profond que les secteurs émergents cités. Nous ne sommes plus au stade d’IA artisanales mais d’environnements de plus en plus standardisés. Un bon data scientist se vend aujourd’hui comme un joueur de football et des experts français comme Yann Le Cun ont déjà fait leurs preuves.

Il faut soutenir la recherche et le développement pour que les entreprises françaises exploitent pleinement le potentiel de l’IA. Et demain, plus personne ne codera son modèle prédictif de bout en bout et en partant de zéro.

Nous multiplions les partenariats avec des écosystèmes industriels pour démontrer l’intérêt concret de l’IA. Nous collaborons par exemple avec le pôle Systematic Paris-Region, le consortium industrie 4.0 de l’université Paris-Saclay ou encore France AI et le label Trusted AI.

Etes-vous concerné par la pénurie de talents qui touche le secteur du numérique ?

La pénurie ne touche pas aujourd’hui particulièrement les métiers de data scientists mais plutôt ceux de data engineers. Nous manquons de talents à même de s’occuper de la phase préparatoire de nettoyage des données et de détection des anomalies. Ce sont des étapes indispensables pour le data scientist.

Ces types de profils sont très rares et nous n’avons malheureusement pas de baguette magique. Sans doute aurons-nous affaire à une inflation sur les salaires des data engineers. La bonne nouvelle, c’est que ce métier ne nécessite pas d’être expert en mathématiques : un bon développeur peut très bien s’en sortir – notamment en suivant notre formation interne.

Quels conseils donner aux entreprises qui souhaitent développer des systèmes d’IA conformes ?

La première chose clé à penser pour se lancer et s’assurer que son IA est conforme est d’avoir une ressource en interne compétente en data science et qui se porte garante. Cela permet une vision plus holistique et évite de traiter l’IA sur des cas d’usage séparés. Il faut ensuite progressivement recruter d’autres personnes et s’équiper davantage pour développer une IA sur la durée qui s’adapte aux enjeux de l’entreprise.