Pour une innovation vertueuse, inclusive et éthique

L’Observatoire de l’innovation de l’Institut de l’Entreprise(*) a publié au printemps une étude, intitulée « L’entreprise interpellée : après un siècle d’excès, cinq notions à revisiter ». Dans cette étude, les auteurs décrivent la crise actuelle comme une crise systémique, et non pas comme une « crise de plus ». Ils nous invitent à nous défaire de l’héritage de la dernière révolution industrielle et à revoir le sens que nous donnons au progrès, à l’innovation, au travail, à la valeur et à la régulation. Trois questions à Michaël Trabbia, directeur exécutif technologie et innovation d’Orange et président de l’Observatoire de l’innovation de l’Institut de l’Entreprise.

Michaël Trabbia

Michaël Trabbia, directeur exécutif technologie et innovation d’Orange et président de l’Observatoire de l’innovation de l’Institut de l’Entreprise

Alliancy. Les entreprises sont de plus en plus attendues sur les sujets de l’environnement et du progrès social (inclusion, relocalisation…). On leur demande d’avoir un impact positif sur le monde. Est-ce leur rôle ?

Michaël Trabbia. Il s’agit là en effet d’un mouvement très fort, qui émane des associations, du politique, des consommateurs, mais aussi des salariés. Il est très marqué chez Orange notamment.

Le phénomène « d’entreprise interpellée » que l’Observatoire décrit dans cette étude prend plusieurs aspects. Il y a d’abord une forme de défiance envers le progrès technique et l’innovation, avec les « anti-tout : anti-5G, anti-Linky, anti-vaccin, anti-nucléaire, anti-éoliennes…

Jusqu’à une période récente, on considérait que le progrès scientifique apportait une meilleure vie pour demain, mais aujourd’hui cette perception peut parfois s’inverser. Les questions des citoyens, même si elles sont parfois formulées de manière agressive, sont légitimes car force est de constater que l’innovation technologique n’a pas eu que des effets positifs, à commencer par les émissions de gaz à effet de serre et l’épuisement des ressources.

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Vient ensuite une volonté plus positive de trouver des solutions. Y compris grâce aux technologies nouvelles ou existantes ! Personnellement, je suis convaincu non seulement que le progrès technique peut nous aider, mais aussi qu’on ne doit pas s’en passer.

Car en réalité les technologies, qu’il s’agisse d’intelligence artificielle, de 5G, de blockchain ou d’ARN messager, sont parfaitement neutres. Ce qui compte, c’est ce que nous en faisons. Une même technologie de reconnaissance d’images peut servir à détecter des cancers comme à placer une population sous une surveillance de masse. A l’Observatoire, nous militons donc en faveur d’une « innovation à impact positif », c’est-à-dire intégrer une intentionnalité dans la dynamique d’innovation.

Pour agir face au bouleversement climatique, nous avons besoin de mobiliser tous les leviers disponibles. Le numérique peut nous aider à développer l’économie circulaire, à optimiser nos réseaux de distribution ou de collectes de déchets, à réduire nos déplacements…

Bien sûr le numérique doit mettre en place sa propre trajectoire neutralité carbone. Mais cessons d’adresser aux internautes des messages absurdes, de type « Coupez votre caméra, vous allez détruire la planète ». Car, il faut le dire, l’empreinte C02 est très majoritairement lié aux équipements et à la couverture des réseaux, et non au trafic.

Le véritable écogeste, ce n’est pas de nettoyer sa boîte mail (même si cela est très bien par ailleurs), mais d’éviter  les renouvellements trop fréquents de son smartphone, de son ordinateur ou de sa TV, et la multiplication d’équipements inutiles. Chez Orange, nous sommes passés de deux à trois ans sur la durée de vie moyenne d’un smartphone sur notre réseau. Notre objectif est d’aller jusqu’à cinq ans. Nous travaillons en ce sens avec les fabricants et les éditeurs d’OS pour assurer les mises à jour logicielles.

Votre étude aborde les sujets du télétravail et du freelancing. Dans ces conditions de « dispersion » géographique et contractuelle, peut-on encore bâtir une culture d’entreprise ?

Michaël Trabbia. Dans les entreprises américaines, il est souvent assez simple de décrire la culture d’entreprise, tout simplement parce qu’elle est affichée partout. En France, elle est peut-être moins explicite… mais elle demeure très forte.

En fonction de l’entreprise dans laquelle vous exercez, vous pouvez la mesurer avec des indicateurs différents. Chez Orange, je citerais le fait que les salariés démissionnent rarement ; ils construisent des carrières longues, en occupant des postes très variés, en « grandissant » en interne. Il y a aussi la capacité de faire front face à l’obstacle : par exemple, quand un quatrième opérateur (Free) est entré sur notre marché il y a dix ans, l’entreprise s’est soudée, s’est mobilisée pour trouver des solutions : nous avons développé Sosh, nous avons mis en place des revenus alternatifs comme l’accord d’itinérance…

On peut voir également une culture d’entreprise se manifester autour des projets ambitieux de longue haleine, comme le déploiement de la fibre sur tout le territoire français. La capacité de se mettre tous ensemble en mouvement et de tenir la distance est révélatrice.

Quant aux enjeux RSE soulevés par votre première question, ils font désormais partie également de la culture d’entreprise. Il y a encore seulement dix ans, ils étaient traités comme des « à-côtés » : nos entreprises soutenaient une association en faveur de l’inclusion par le numérique, ou bien ouvraient une fondation…. Aujourd’hui, c’est devenu « cœur business ». Les collaborateurs y sont particulièrement sensibles.

En pleine guerre des talents, dans la Tech en particulier, comment collaborez-vous avec la DRH ?

Michaël Trabbia. Dans mon activité d’innovation, quand je regarde à 3 ans, je sais que j’aurai davantage de besoins sur certains profils en IA, en intégration logicielle et en cybersécurité.

La DRH est donc essentielle bien sûr pour recruter, mais aussi et surtout pour anticiper et accompagner les salariés vers les compétences de demain. Comment éviter d’avoir demain d’un côté des milliers de compétences qui ne seront plus utiles, et de l’autre des milliers de postes à pourvoir ? C’est un exercice difficile. Un réel enjeu stratégique et humain, qui demande une impulsion et de l’engagement conjoint de la part de la DRH et du manager, pour alerter puis pour structurer les plans de formation.

Contrairement à certaines idées reçues, ces plans-là ne se font pas sur 10 ans. Il faut réussir à les mener entre 1 et 3 ans, pour embarquer tout le monde. Dans les métiers technologiques, personne n’est capable de se projeter à 10 ans… et personne n’en a envie !

 

(*) « Depuis 1975, l’Institut de l’Entreprise « contribue à rapprocher les Français de l’Entreprise ». Les dirigeants s’y réunissent pour « penser l’entreprise de demain et partager leurs meilleures pratiques, en lien avec des académiques, des experts et des citoyens. Association à but non lucratif, l’Institut de l’Entreprise rassemble plus de 120 entreprises, essentiellement de dimension multinationale, mais toutes fortement implantées en France. Il est indépendant de tout mandat syndical ou politique. »