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IoT & futur du travail : un exercice de prospective

Si l’on croise la sphère IoT avec celle du futur du travail, qu’obtient-on à l’intersection : des dispositifs de surveillance ? Des outils pour travailler en toute sécurité ? Des solutions pour améliorer la performance ? Booster la créativité ? Ou manager différemment ? 

IoT & futur du travailUn outil n’est jamais que ce qu’on en fait. Alors que faisons-nous, en 2023, des objets connectés dans notre cadre professionnel ? Que pourrions-nous en faire demain ? Ergonome, ingénieur, consultante en innovation… Leurs réponses, étonnamment variées, nous invitent à la réflexion. 

Aujourd’hui 

Les montres connectées n’ont pas vraiment trouvé d’usages dans le monde du travail (et difficilement dans nos vies privées), mais il en va différemment des lunettes. Entre réalité augmentée et réalité virtuelle, leur mise en œuvre s’accélère ces dernières années. D’autres cas sont recensés autour des badges, casques, gants et chaussures connectées. 

Vincent Grosjean est chercheur à l’INRS, il fait partie du département « Homme au Travail » qui fédère des chercheurs notamment issus des sciences humaines et sociales. Il s’intéresse en particulier au bien-être au travail, dans un monde où le numérique rythme de plus en plus le travail et constitue un vecteur central de l’organisation du travail de chacun.  

Il propose de distinguer dans l’IoT trois grandes catégories d’objets en fonction de leurs conséquences pour les salariés et leurs conditions de travail. «  Il y a d’abord les objets orientés vers la collecte des paramètres physiologiques (les montres notamment) et qui livrent des données lies à notre santé : rythme cardiaque, tension artérielle ambulatoire, qualité de sommeil… Il peut sembler difficile d’en imaginer des applications au travail, cependant il y a quelques années une étude est parue, prouvant que la tension artérielle ambulatoire évoluait chez les infirmières en fonction du style managérial de leur encadrant. » 

Les conditions du contrôle

Viennent ensuite les outils directement orientés vers l’activité de celui qui les porte. « Par exemple, si vous faites installer la fibre chez nous, l’opérateur va probablement photographier des éléments techniques, qui sont envoyés à son entreprise et assurent une traçabilité de l’intervention. C’est intéressant car historiquement, les travailleurs qui exercent une activité à domicile ou sur site client (loin des murs de l’entreprise) bénéficiaient souvent d’une forte autonomie. Or, avec le numérique et l’IoT en particulier, ils peuvent aujourd’hui être encore plus contrôlés que s’ils travaillaient en usine… On observe la même chose dans certaines PME, qui géolocalisent leurs collaborateurs, via des tablettes. Tout cela donne au manager le choix entre confiance et contrôle… Et parfois il ne se rend même pas compte qu’en équipant technologiquement ses collaborateurs il a, sans en mesurer les impacts, instauré toutes les conditions du contrôle. »

Troisième catégorie, explicitée par le chercheur : celle des objets qui permettent de partager des données, typiquement les lunettes connectées. « L’opérateur les pose sur son nez et un expert – potentiellement à l’autre bout du monde – peut l’assister à distance dans sa décision, voire lui préconiser une action. » Le risque apparaît là aussi en creux : il devient possible de   «  transformer un collaborateur autonome en exécutant de manière de faire pensées ailleurs. »

Vincent Grosjean défend la prévention des risques psycho-sociaux et pointe une organisation du travail aujourd’hui « surdéterminée » par les outils numériques : « Nous recevons beaucoup de demandes liées au droit à la déconnexion : c’est une porte d’entrée légitime, mais la question est bien plus large encore. Il y a par exemple celle de nos agendas en ligne, sur lesquels nous avons parfois perdu la main. » 

Respirations et progrès

« La mesure frénétique de la performance n’améliore pas la performance… au contraire ! reprend le chercheur. Tous les ergonomes le disent depuis 10 ou 20 ans. L’activité des opérateurs en centres d’appels, tracée à la seconde du fait des outils numériques, n’a pour résultat ni un meilleur service, ni une meilleure productivité si on l’examine dans la durée. Et regardez les conséquences de la logique gestionnaire de l’hôpital. On a cru optimiser et rationaliser l’activité des infirmières. Résultat, quelques années après : on n’a plus d’infirmières, du fait d’un turn-over qui explose…. Mais la dictature des critères de performance ne disparait pas pour autant, alors même que les effets délétères ont été soulignés par les sociologues et ergonomes, sans doute parce qu’on s’accroche à des critères de court terme. »

Pour en savoir plus : https://www.editionsladecouverte.fr/le_management_desincarne-9782707178442

L’être humain a besoin de « respirations » dans ses activités, rappelle l’ergonome, qui a signé un article sur les pauses et souligne à quel point elles sont essentielles non seulement pour se reposer, mais pour construire le collectif. 

Bien sûr, l’IoT peut aussi être source de progrès : parmi les cas d’usages déjà en place, figure la protection du travailleur isolé : on peut s’apercevoir très vite qu’un agent effectuant une ronde de nuit s’est immobilisé. Ou encore la détection des polluants, dans les entreprises à risque. Transport, environnement, santé : les cas pratiques ne manquent pas, comme le montre cet autre exemple, à mi-chemin entre monde du travail et la société civile : « Moi-même, j’ai dans mon téléphone une application de lutte contre les arrêts cardiaques. En tant que secouriste, je peux être triangulé à la fois avec la victime et le défibrillateur le plus proche. « 

Au sujet des applications mobiles, justement : faut-il y voir dans le smartphone un «  objet connecté » ? Assurément oui, du point de vue de nos interlocuteurs – c’est même peut-être l’objet connecté par excellence, celui qui pourrait supplanter tous les autres (lire plus bas). Avec cette particularité : s’il est personnel, le téléphone se trouve à cheval entre vie privée et vie professionnelle. Et s’il est fourni par l’entreprise, il véhicule parfois une norme implicite de surconnexion « Tu dois répondre quand je t’appelle ». Autrement dit – et là encore – il amène avec lui une possible aliénation. 

« Des machines qui n’abîment pas les opérateurs »

Revenons-en aux lunettes, qui ouvrent les portes de la réalité virtuelle ou réalité augmentée. A l’INRS, un collègue de Vincent Grosjean, Aurélien Lux est ingénieur et responsable d’études au département Ingéniérie des Equipements de travail. Il s’intéresse aux risques mécaniques et physiques liées aux machines (accidents, bruit, vibrations, etc). Dans son laboratoire, une dizaine de personnes s’efforcent d’aider les industriels à « concevoir des machines qui n’abîment pas les opérateurs. »

L’IHM (interface homme-machine) en fait partie et l’équipe d’Aurélien travaille en ce moment sur les lunettes connectées : « Lunettes connectées : de nouveaux risques pour les salariés ? – Article de revue – INRS ».

L’étude en cours cumule des questionnaires et expérimentations sur 80 volontaires. Objectif : estimer les risques associés au port des lunettes connectées, et notamment les risques de chute. Car en réalité augmentée, on a le sentiment de voir normalement son environnement, et on peut très bien se mettre à se déplacer avec les lunettes sur le nez, même si c’est interdit par son employeur. Ne faisons-nous pas tous de même en marchant le nez collé au portable ? 

« Nous avons mis en place différents parcours, plus ou moins sinueux et nous les testons avec des charges cognitives plus ou moins importantes », résume le chercheur. « Nous interrogeons également l’expert distant : celui qui envoie les informations et guide son binôme. » 

Une psychologue du travail et une ergonome ont été associées aux travaux des ingénieurs afin ’évaluer l’acceptabilité de la technologie ainsi que les effets ressentis au niveau de la nuque, des yeux, etc. 

Les résultats seront connus en fin d’année, mais on peut d’ores et déjà affirmer que se poser la question avant d’équiper ses collaborateurs en lunettes connectées est un bon réflexe. La performance n’est pas garantie, la sécurité non plus. « Cela reste à confirmer, mais l’effet tunnel semble avéré, indique Aurélien Lux. La personne qui porte les lunettes se concentre sur ce qui se passe dans son champ visuel tout proche. Elle ne voit pas toujours les éventuels obstacles ou signaux lumineux d’avertissement. Cette perception de l’environnement fera l’objet de prochaines investigations à l’INRS. »

Et demain ?

« Croiser l’IoT avec le Futur du Travail nous invite à nous demander : c’est quoi, le futur de l’IoT ? Pas facile comme question. Mais personnellement, je miserais davantage sur une diminution du périmètre technologique, que sur son augmentation. » 

Le ton est donné. Noémie Aubron est, avec Stéphane Schultz, aux commandes de 15Marches, une agence-conseil en innovation. Elle n’est experte ni de l’IoT ni du futur du travail, mais s’intéresse de près à l’évolution des modes de vie. Autrice d’une newsletter hebdomadaire dans laquelle elle écrit des récits futuristes fondés sur une veille marché, elle tient compte de l’effet sablier : « Nous allons vers des modèles de répartition très différents : le marché est très éclaté, avec le luxe d’un côté, la grande précarité de l’autre… et de moins en moins d’espace au milieu. C’est structurant. Ainsi, sur le futur de l’IoT et dans un cadre professionnel, je pense qu’il pourrait y avoir des dispositifs assez évolués pour les cadres, proches de ce qu’on voit déjà chez les personnes âgées, pour maintenir le lien et suivre ses signaux vitaux. Il s’agirait d’améliorer le bien-être des cadres et la cohésion sociale. On arrive tout en haut de la pyramide de Maslow. »

« Leur bureau, c’est leur téléphone »

Et de l’autre côté du sablier, qui trouvons-nous ? Noémie Aubron désigne une population complètement absente des radars, celle des travailleurs mobiles. Livreurs, techniciens de maintenance, représentants, infirmiers… « Ils n’ont pas de bureau. Ils se déplacent d’un client à l’autre, d’un patient à l’autre, d’un site à un autre… Leur bureau, c’est leur téléphone – et souvent leur voiture. Ils sont… 10 millions, soit 40 % des actifs tout de même ! »  

« Pour eux, reprend Noémie, l’IoT, ce sera le smartphone. Ça l’est déjà, en réalité. Leur lien à la connectivité est très fort. On pourrait “augmenter” cette connectivité. Il existe une marge de manœuvre considérable pour améliorer leur quotidien : ce sont des professionnels qui déjeunent dans leur voiture, qui subissent les embouteillages, les coûts du carburant, qui s’abîment la nuque ou le dos en déplacement perpétuel… Ils ont une très lourde charge cognitive. Nous ne sommes qu’au début des sujets qui vont s’ouvrir autour de ces 40% de travailleurs mobiles. »

Noémie évoque aussi autre tendance émergente : la fin du « zéro friction ». Contre-exemple : l’achat en un clic sur Amazon. « Aujourd’hui, des consommateurs se construisent en rejetant ce modèle-là. Derrière, il y a la capacité ) comprendre le choix proposé par l’algorithme. La demande de transparence. Les interrogations écologiques et sociales. » 

L’IoT au défi des débats sociétaux

Il s’agit de remettre de l’effort dans la consommation : un mouvement qui rejoint le Low Tech et qui semble en effet aller à l’encontre de l’IoT. « Les citoyens rechignent à la “magie“ de la Tech, à laquelle ils s’étaient accoutumés. Ils veulent reprendre la main. » Là encore, il s’agit plutôt du haut du sablier : les cadres. Mais on peut très bien imaginer que cette tendance arrive dans le monde du travail. 

Noémie invite les dirigeants à s’intéresser aux travaux des sociologues et anthropologues. « Tout est poreux. Les questions qui agitent les citoyens entrent tôt ou tard dans l’entreprise. D’un simple point de vue environnemental, l’IoT prête à polémique. Même chose pour la collecte et la propriété des données. »

A lire aussi : A #Vivatech2022, The Adecco Group met en avant l’usage de la donnée

Intérim & Numérique 

Adecco valorise Qapa, Randstad a choisi Side. En mai dernier, la start-up a rejoint les rangs du groupe pour « renforcer sa position sur le marché de l’intérim digital. » Pour attirer les candidats, Side a conçu une application mobile, avec la promesse faite aux employeurs qu’ils recruteraient « en 24 heures . »

Dans le monde de l’intérim, l’IoT se résume au smartphone, glissé dans la poche. « Tout simplement parce que la plupart des candidats en possèdent un, explique Florent Buisson, Head of Key Accounts chez Side. Ils ouvrent l’app, ils sont géolocalisés… et on leur propose des jobs dans leur bassin d’emploi. Ils gardent vraiment la main sur les données qu’ils choisissent de partager : leur prénom, leur métier, leur expérience, leur CV complet… On ne leur demande pas d’emblée une copie de permis de conduire ou un numéro de Sécurité sociale. Il n’est pas nécessaire monter un dossier complet avant de se voir proposer des missions. En fait, c’est donnant-donnant : à chaque information que le candidat partage, l’application affine les postes qu’elle lui pousse. » L’âge moyen des « siders » est de 24 ans.