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Jérôme Julia (Observatoire de l’Immatériel/Kea) : « La guerre des talents est devenue la priorité »

Associé chez Kea & Partners et président de l’Observatoire de l’Immatériel, Jérôme Julia revient sur la transformation du travail que vivent les entreprises depuis le début de la crise sanitaire et son impact sur les collaborateurs.

Alliancy. A votre avis, quelle vision les salariés ont-ils de leur entreprise après plus de dix-huit mois de crise sanitaire ?

Jérôme Julia. Globalement, l’entreprise comme institution sort grandie de la crise. Pour les salariés, elle a maintenu l’emploi, la rémunération, le sentiment d’appartenance et d’utilité, et le lien social. L’entreprise était de fait une proposition de lien social, mais cette situation si particulière a renforcé les relations, même à distance. Pendant le confinement, beaucoup de chefs d’entreprise ont été en prise directe avec leurs collaborateurs. Dans l’urgence, beaucoup d’entreprises et leurs collaborateurs se sont largement mobilisés (gels, masques…) et tous en sont très fiers aujourd’hui. En France, on adore le culte du héros !

Au prix du « quoi qu’il en coûte »…

Jérôme Julia. Absolument. L’Etat a mobilisé de l’argent public partout, sans distinction. Les aides n’ont pas été particulièrement ciblées ou sélectives, mais c’était quasiment impossible au début, du fait de l’urgence. Après la phase de sidération, il aurait été pertinent de mieux cibler les aides, demander des contreparties, éviter de sauver des entreprises « zombies ». Cela demande un discernement et une capacité d’analyse dont le gouvernement n’a pas les moyens ni l’intention politique.

Pour les entreprises, rester en vie collectivement fut aussi le mot d’ordre : tous dans le même bateau, et pas (ou peu) de suppressions d’effectifs ! C’est pourquoi, en cette période de sortie lente et incertaine de la crise, et de campagne pour les élections présidentielles, il reste en 2022 une réinvention du travail à faire, avec de nouvelles données ET un projet politique.

Vous le ressentez vraiment au sein des entreprises ?

Jérôme Julia. Kea et ses partenaires interrogent régulièrement les entreprises… Réaliser des économies, réduire la taille du parc immobilier et flexibiliser les coûts fixes restent sans surprise un objectif important des dirigeants. Mais cela n’est pas leur objectif prioritaire ! La reine des batailles est aujourd’hui l’attractivité et la rétention des talents. En France, comme vous le savez, nous avons un marché du travail très spécifique, avec un taux de chômage toujours plus élevé par rapport aux autres pays d’Europe, et en même temps un nombre important de postes non pourvus, que ce soit pour les cols bleus ou les cols blancs, tous secteurs d’activité confondus… La guerre des talents est plus que jamais la priorité, sujet dans lequel on retrouve les questions de : rémunération et partage de la valeur, compétences et perspectives de carrière, amélioration des conditions de travail, services additionnels pour donner envie d’aller au bureau, sourcing des talents à l’étranger, émigration et immigration, coût complet du travail, diversité et parité… Les entreprises et les pays de l’OCDE se livrent une bataille sans merci pour développer et faire connaître les meilleures marques employeurs possibles.

Les comparaisons avec les Etats-Unis, où l’on voit une vague sans précédent de démissions massives, peuvent-elle être utiles ?

Jérôme Julia. La côte Ouest américaine présente une situation toujours riche d’enseignements… Beaucoup d’entreprises de la Silicon Valley renoncent au « full remote » et privilégient désormais des solutions plus équilibrées. Certaines entreprises américaines proposent des solutions quasi-paternalistes, avec la prise en charge de la nourriture, du transport, de la blanchisserie, de la crèche ou de la halte-garderie… de façon à ce que les collaborateurs n’aient plus qu’à se concentrer sur leurs tâches et objectifs. Une entreprise responsable doit s’interroger sur tous ces sujets du quotidien de ses collaborateurs, comme par exemple les temps de transport, qui sont longtemps restés un impensé managérial. Au fond, la conciergerie généralisée, les services additionnels du quotidien ou l’intrusion de l’entreprise dans le domicile du salarié en télétravail, constituent-ils des vecteurs de libération ou d’asservissement de l’individu ?

Et cela permet-il vraiment de retenir les talents ?

Jérôme Julia. En France, on n’y est pas encore car ce n’est pas dans nos habitudes, mais pourquoi pas… La garde d’enfant, le casse-tête des parents, commence timidement à être internalisée dans certaines entreprises. Autre exemple d’externalité encore souvent ignorée par l’employeur : le trajet domicile – lieu de travail. Quand une personne passe plus d’1h30 par jour dans les transports, l’employeur peut-il s’en désintéresser ? Par exemple, il peut s’interroger sur comment faciliter l’accès à des tiers-lieux pour ses collaborateurs? Si le télétravail à 100 % n’est pas une solution idéale – 2 jours par semaine semble s’imposer comme une pratique majoritaire (chiffres de la Chaire FIT2) – il faut alors trouver le bon mix entre le présentiel et le distanciel…

Par le passé, la rationalisation et la performance économique ont amené à concentrer les équipes soit sur des sièges sociaux ou des centres de services partagés. Aujourd’hui, le management à distance vit une nouvelle jeunesse et permet un fonctionnement réellement hybride, dans des espaces différents. Pour illustration, les centres de services partagés virtuels (avec des équipes sur des géographies différentes), qui consistaient encore une chimère au XXème siècle, vont vraisemblablement devenir des solutions organisationnelles viables et efficaces.

La crise sanitaire a montré qu’il faut réinventer les circuits courts, la relocalisation. Il faut aussi offrir plus de flexibilité, de bien-être, d’engagement des talents, sachant que les personnels éligibles au télétravail sont finalement plus nombreux que ce qui était projeté début 2020. Dans notre marché du travail qui souffre de rigidité, c’est une bonne nouvelle, notamment pour la vitalité des territoires.

A lire aussi : « New ways of working / Faciliter le (re)design du travail », par Jérome Julia, Thibaut Cournarie et Xavier Cabot

Toutes les entreprises sont-elles prêtes à cette idée de repenser les routines individuelles et collectives au travail ?

Jérôme Julia. Le confinement a révélé que le télétravail pouvait être déployé à grande échelle pour 80 % des salariés, y compris pour des métiers très localisés ou de production. Dans ce contexte, l’entreprise se doit d’être plus claire et plus explicite sur le sens et l’importance du télétravail, non pas comme une solution palliative transitoire, mais comme une modalité pérenne, constitutive du travail moderne.

De la part de l’entreprise et du manager, la pédagogie et l’autorité sont nécessaires : expliquer à quoi servent le collectif et le lieu de travail, redéfinir les routines managériales collectives, aider les managers à manager à distance et en présentiel, demander aux salariés de contribuer et de respecter le « new deal » collectif. Aspirés par les négociations salariales, angoissés par le turnover des équipes et l’inflation des salaires, paralysés par le risque réputationnel, le DRH et le manager 2022 se doivent d’être plus didactiques et assertifs sur le contenu du travail. Il s’agit d’avoir des convictions sur la valeur attendue de chacun, sur ce que l’on fait ensemble, que ce soit sur une réunion, une semaine, un mois, une année…

Quelle est la part d’activité de production en rythme de croisière ? Quelle est la part de découverte, d’impulsion, d’innovation ? Comment et jusqu’où promouvoir l’informel ? Comment hybrider les compétences, générer une intelligence collective ? Il y a tout ce micro-travail à revisiter, ensemble… C’est un vaste programme !

Voir le replay : « L’Immatériel au cœur des mutations du travail et de la gouvernance de l’entreprise » (avec l’exemple de Rémy Cointreau)

C’est donc toute la philosophie du travail qui serait à revoir ?

Jérôme Julia. La masse salariale est-elle une charge qui pèse sur le résultat d’exploitation ou bien un investissement et un actif à amortir ? En accomplissant une tâche, le travailleur exploite, construit ou renforce un actif de l’entreprise, un savoir-faire ou un actif relationnel. Ces atouts distinctifs représentent les actifs immatériels de l’entreprise (cf. « L’Immatériel, révolution silencieuse », par J. Julia. Editions Ilots de résistance, 2020). Le travail contribue donc fondamentalement à la différenciation de l’entreprise. L’activation des immatériels reste le principal résultat d’un travail, au-delà du produit vendu ou du service rendu. Pourtant, avec nos outils de mesure classiques, la productivité réelle du travail reste un mystère et il subsiste toujours un reliquat inexpliqué. Mon expérience de consultant est qu’un travail est parfois qualifié d’improductif, qu’un processus est qualifié d’inefficient, alors qu’une valeur interstitielle est bien créée, mais mal identifiée ou captée par les dirigeants, actionnaires et financeurs. D’où l’importance de mieux comprendre le contenu du travail, au-delà de la fiche de poste. C’est cela le futur du travail : aller au-delà du travail prescrit, vers le travail réel et désiré !

Ce qui impose d’innover au niveau managérial ?

Jérôme Julia. Tout à fait. Ce travail qui contribue aux actifs devrait être managé différemment et reconnu, comme la transmission des savoir-faire ou l’intégration de l’entreprise dans ses écosystèmes par exemple… Tout manager serait heureux et enthousiaste à l’idée de valoriser et mieux reconnaitre la part différenciante du travail de ses équipes, celle qui donne du sens et qui respecte les contributions des parties prenantes. Le manager élève sa mission en pilotant l’impact et l’empreinte de l’entreprise sur un territoire, bien davantage qu’en cherchant à contrôler des tâches quotidiennes.

Mais comment le reconnaître ?

Jérôme Julia. Cet impact sur la valeur de l’entreprise et sa force doit être reconnu en effet, que ce soit au niveau de la gouvernance ou du partage de la valeur. La reconnaissance peut prendre plusieurs formes, comme l’actionnariat salarié. Les politiques publiques doivent également évoluer.

Fin novembre, un rapport passionnant a été publié sous l’égide du ministère de l’industrie, de BpiFrance et de l’Observatoire de l’Immatériel : « L’investissement dans l’immatériel pour l’industrie » (Rodolphe Durand). Cette étude très approfondie, sur la base de données BpiFrance et Insee, démontre de manière incontestable la corrélation entre investissement dans l’immatériel et performance, croissance, rentabilité, et création d’emplois. Ce rapport public, voulu par Agnès Pannier-Runacher et Nicolas Dufourcq, mérite d’être découvert (lire encadré ci-dessous). Il sous-tend des évolutions de politiques publiques en faveur de l’immatériel, notamment en faveur des PME et ETI : baisse du coût du travail, évolution des normes comptables, extension du crédit impôt recherche vers l’innovation non technologique, incitation du monde bancaire à faciliter le financement de l’immatériel…

Tous vos propos vont globalement vers un « mieux-être » du collaborateur dans l’entreprise, pourtant en parallèle, on voit que la fatigue ou le stress impacte énormément les collaborateurs aujourd’hui ? Comment l’expliquez-vous ?

Jérôme Julia. En 2021, l’activité est repartie très fort, avec un rattrapage du creux de 2020. Beaucoup de projets gelés ont été relancés également, notamment dans le numérique… Bourses au plus haut, volume record de fusions-acquisitions, pénuries de matériaux et de main d’œuvre, concurrence internationale accrue, urgence climatique… Tout cela génère une surcharge de travail et du stress sur toutes les équipes, alors que les recrutements avaient été gelés en 2020. A cela s’ajoute les situations personnelles complexes, les changements de vie ou d’organisation… C’est mécanique.

Cette « nouvelle » organisation que proposeront les entreprises sera-t-elle un facteur d’attractivité ?

Jérôme Julia. Certainement. La rentrée sociale 2022 sera inflationniste, avec une pression forte sur les rémunérations. L’essor du télétravail accroît de fait la mobilité des facteurs de production et la concurrence internationale. Dans ce contexte, vision et raison d’être de l’entreprise comptent beaucoup, tout comme la qualité de la gouvernance, le respect de la parité et de la diversité, l’intégration des technologies (métaverse, blockchain, IA, ordinateur quantique, …) dans la chaîne de valeur…

Un mouvement sera intéressant à mes yeux : dans quelle mesure les entreprises et les équipes vont s’approprier les nouvelles technologies ? Le scénario noir serait qu’elles soient toujours plus globalisées et imposées aux individus. Le scénario rose que la technologie soit de plus en plus pensée pour s’adapter aux hommes et aux femmes dans l’entreprise, avec une liberté d’utiliser ou pas. Un dirigeant responsable doit aborder les sujets de digitalisation avec humanisme car, derrière un robot, il y a toutes les mutations du travail et des métiers. Une approche responsable et attractive laisse chaque individu maître in fine de son propre futur, et en maintenant le lien en cas de départ de l’entreprise.

A retenir de l’étude « INVESTISSEMENT DANS L’IMMATÉRIEL POUR L’INDUSTRIE »

  • Entre 25 à 30 % des PME investissent dans l’immatériel chaque année. Dans l’industrie, cette part est relativement stable sur les dernières années.
  • Les PME qui investissent dans l’immatériel sont relativement innovantes, exportatrices et optimistes sur leurs perspectives de croissance. Les secteurs ayant le plus investi dans les actifs immatériels au cours des 25 dernières années auraient en moyenne généré une croissance de leur valeur ajoutée supérieure de 28 % aux autres secteurs.
  • Les analyses d’impact montrent que l’investissement immatériel a un effet positif sur le chiffre d’affaires, sur la rentabilité et sur l’emploi des entreprises. Il se traduit ainsi en moyenne une création d’emploi en hausse de 6 à 7 % par an sur trois ans.
  • La relation entre montant investi dans l’immatériel et évolution de la rentabilité n’est pas linéaire et prend la forme d’une courbe en « U ». L’effet sur la rentabilité est d’abord décroissant avec le montant d’investissement, mais passé un point d’inflexion (seuil de montant d’investissement dans l’immatériel), la relation redevient croissante.