Jean-François Galloüin (Centrale Supélec, Essec) : « L’échec est inhérent à toute démarche d’innovation »

Dans le cadre des expéditions du Club Open prospective, Alliancy a posé Cinq questions à Jean-François Galloüin, professeur à CentraleSupélec et Essec Business School, spécialiste en innovation, entrepreneuriat et intrapreneuriat. Retrouvez sa vision de l’innovation pour l’entreprise

Jean-François Galloüin Professeur à Centrale Supélec et à l’Essec, spécialiste en innovation, entrepreneuriat et intrapreneuriat

Jean-François Galloüin
Professeur à Centrale Supélec et à l’Essec, spécialiste en innovation, entrepreneuriat et intrapreneuriat

Alliancy. Quelle est votre vision de l’innovation ?

Jean-François Galloüin. L’innovation reste un terme encore assez flou ! La définition que j’en donne est la suivante : « L’innovation, c’est quelque chose de nouveau – un produit, une offre, un modèle, une organisation –, ou perçu comme nouveau, et qui trouve un usage durable. » Il y a donc une équation économique qui soutient cette innovation. Voilà ce qui différencie l’innovation de l’invention, qui n’a pas d’usage direct, et de la créativité qui s’arrête au moment où naît l’idée… Là où l’innovation, elle, ne fait que commencer. On dit souvent qu’une entreprise c’est 2 % d’idées et 98 % d’exécution. L’entrepreneur n’est pas tant un créatif que quelqu’un qui sait mettre en œuvre et transformer une idée en innovation pour la rendre pérenne.

Comment l’innovation peut-elle s’exprimer en entreprise ?

Jean-François Galloüin. L’innovation peut avoir une intensité très variable selon qu’elle va avoir un impact plus ou moins fort sur les usagers et sur l’organisation qui la produit. Nous pouvons donc classer l’innovation en quatre domaines. L’innovation incrémentale tout d’abord, qui a un impact faible pour « l’inventeur » et l’utilisateur. Il s’agit de l’innovation la plus simple à mettre en œuvre en entreprise. L’innovation stratégique dans un second temps, qui va apporter un changement profond à l’organisation qui la produit, mais qui n’aura qu’un impact très limité (voire pas d’impact) pour l’usager. Puis, il y a l’innovation majeure qui aura un impact fort sur les habitudes des consommateurs, sans réel impact pour l’organisation qui la produit. C’est l’exemple de l’ABS qui a révolutionné la sécurité routière pour les automobilistes sans pour autant bouleverser le modèle des constructeurs. Et, enfin, l’innovation de rupture avec un double impact fort pour celui qui la produit et celui qui l’utilise.

Ces quatre types d’innovation impliquent pour les entreprises quatre dispositifs de management de l’innovation différents. Le problème est que la plupart du temps, elles ne font pas assez le distinguo entre ces notions et mettent en place des modèles inadaptés par rapport à l’innovation visée. C’est une des difficultés de l’innovation. Certains, derrière ce terme, parlent en réalité de créativité, ou en tous cas n’arrivent pas à passer le stade de l’idée ou du Proof Of Concept, le fameux POC. Or, s’il n’y a pas de modèle économique derrière une nouvelle idée, on ne peut pas parler d’innovation car elle ne créera pas d’usage, ni de valeur à moyen / long terme. Par ailleurs, pour un actionnaire ou un entrepreneur qui alloue ses ressources, la valeur attendue est indissociable du risque pris dans tel ou tel investissement. Si je m’arrête à la créativité, je ne prends aucun risque car je ne saurai jamais si celle-ci peut créer de la valeur… Ces deux notions de valeur et de risque sont nécessairement et étroitement liées à l’innovation. L’échec est donc inhérent à toute innovation.

Comment peut-on alors manager l’innovation ?

Jean-François Galloüin. Il peut sembler contradictoire de vouloir manager l’innovation, c’est-à-dire contrôler l’agilité et la créativité induites dans cette innovation. On ne peut pas contrôler la créativité… Pourtant, si l’on comprend l’innovation comme l’art de passer d’une idée à une création de valeur, il devient tout à fait possible (et même souhaitable) de manager l’innovation. On peut par exemple stimuler l’innovation incrémentale dans une organisation en encourageant les collaborateurs à exprimer des doutes et à proposer des critiques constructives sur leurs méthodes de travail, leur organisation ou sur l’offre de l’entreprise. Une entreprise qui va trop loin dans le conformisme perd le sens critique. Si vous poussez vos collaborateurs à partager leurs questionnements, vous allez générer beaucoup de pistes d’innovation incrémentale. Et c’est là que vous devrez manager. Il faudra évaluer les pistes proposées, leurs enjeux, leurs impacts positifs et négatifs, les gains et les risques potentiels, etc. Il faudra en tester certaines et tenter de les généraliser. Trop souvent, certaines bonnes idées restent à l’état de POC faute d’énergie pour les pousser, les tester, les déployer…

L’innovation stratégique est plus compliquée à manager car elle implique davantage la notion de change management. Les bons innovateurs sont dans ce cas avant tout de bons transformateurs. C’est pourquoi il faut constituer des équipes de transformation et non d’innovation. Quant à l’innovation de rupture, elle est encore plus compliquée à manager. D’où le fait que les groupes ont tendance à la mettre à distance au sein de startups studios, comme Icade avec Urban Odissey. Le management de l’innovation reste un management léger. Un management de stimulation et d’accompagnement, plus que de contrôle. On met en œuvre un cadre, un schéma d’organisation pour favoriser l’émergence et le déploiement de l’innovation quelle qu’elle soit.

Les grandes entreprises ont-elles la capacité à innover ?

Jean-François Galloüin. Quand on y réfléchit bien, les grandes entreprises n’ont jamais cesser d’innover. Le XXe siècle n’a été qu’une succession d’innovations dans tous les domaines : santé, agroalimentaire, transport… Et pourtant, les directions innovation n’existaient pas ! Pourquoi a-t-il donc fallu s’équiper de ces nouvelles directions, qui apparaissent fin des années 90 début des années 2000 ? Pourquoi parle-t-on autant d’innovation depuis vingt ans ? En fait, on a vu émerger ces vingt dernières années, dans pratiquement tous les secteurs, de nouveaux acteurs, portant de nouvelles offres ou de nouveaux modèles, et empiétant de manière très agressive sur les plates-bandes des entreprises établies (y compris celles qui se croyaient les plus puissantes). La naissance d’Amazon en 1994 a bouleversé le secteur retail, causant notamment la chute de Virgin Mégastore qui n’avait pas su prendre le virage de la diversification. Aujourd’hui, WeWork révolutionne la façon de faire de l’immobilier d’entreprise, Blablacar prend des parts de marché à la SNCF, Booking a changé la manière de réserver son hôtel, etc. Vous me direz qu’il y a toujours eu de nouvelles idées, portées par de nouvelles entreprises. C’est vrai. Ce qui est nouveau, c’est que ces nouvelles entreprises arrivent désormais à se développer seules, sans être rachetées par un plus gros qu’elles, et qu’elles viennent percuter des écosystèmes dans lesquels, certes, la concurrence existe, mais entre acteurs utilisant les mêmes systèmes d’armes et partageant une même vision du monde.

Au moins trois facteurs nouveaux ont permis l’apparition de ces nouvelles entreprises. Une abondance de capitaux, apportés par une industrie du Private Equity qui n’a cessé de grandir en expérience et en puissance financière. L’arrivée d’internet et avec lui le commerce en ligne et les réseaux sociaux, permettant de tester immédiatement (et à faible coût) un marché puis de vendre, sur tous les continents, sans attendre la mise en place parfois très longue d’une structure de distribution. Enfin, troisième facteur : le prototypage rapide (imprimantes 3D, machine à commande numérique, low-code, no-code…) propose de plus en plus d’outils pour développer un MVP rapidement, facilement et sans nécessiter un investissement important. Les grands groupes n’ont pas perdu leur capacité à innover, mais il leur faut s’adapter à de nouvelles façons de faire, et à de nouvelles méthodes et organisations.

Quelle organisation faut-il alors adopter ?

Jean-François Galloüin. Beaucoup de choses ont été faites depuis 20 ans… et beaucoup restent encore à faire ! On l’a dit, cela a commencé par la nomination d’équipes Innovation. Je préfère parler d’équipe que de direction Innovation, car on accompagne selon moi l’innovation plus que l’on ne la dirige. Depuis 20 ans, ces équipes explorent quantité de nouveautés comme la collaboration avec des startups, les learning expeditions, les hackathons, les innovathons, les incubateurs corporate… dont il faut bien reconnaitre que l’impact demeure finalement relativement modéré. On constate aujourd’hui que les groupes ont une veille assez efficace, peu de nouveautés leur échappent, qu’ils sont capables de générer pas mal d’idées nouvelles, et d’en tester, au stade du POC, un certain nombre. Ce qui manque le plus souvent aujourd’hui, c’est la capacité à déployer, à généraliser les innovations. Au moins deux raisons à cela : le manque de profils de type entrepreneur, on parle d’intrapreneurs, et parfois un manque de perméabilité des organisations à l’innovation, notamment l’innovation de rupture.

On pourrait dire que la vague de la créativité et des PoC est passée, et que l’on ouvre une nouvelle page qui devrait répondre à la question de la création de valeur. Page que l’on pourrait nommer la page de l’intrapreneuriat.