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Qu’est-ce qu’un numérique porteur de sens ? L’avis de nos lecteurs

Dans la continuité de la grande soirée Alliancy du 12 décembre 2022, de nombreux professionnels du numérique ont accepté de répondre à nos questions, en cherchant à mieux définir ce que « avoir du sens » représentait pour leurs activités numériques. Florilège.

Qu’est-ce qui a été le plus marquant dans la digitalisation de l’économie depuis une décennie ? Quelles idées d’actions concrètes pour rendre le numérique plus responsable à l’avenir ? Quels engagements se sont déjà fixé les organisations en ce sens ?

Voici certaines des questions qu’Alliancy a posé à ses lecteurs ces derniers mois, dans le cadre de sa grande soirée anniversaire mettant en avant sa sélection des 100 personnalités qui donnent du sens au numérique. Ces personnalités ont répondu à ces questions (retrouvez leurs réponses à la suite de leurs portraits), mais nous avons voulu également élargir les points de vue et les perspectives partagés.

« Donner du sens » peut en effet être très subjectif. En particulier quand il s’agit de qualifier une transformation numérique qui bouscule beaucoup de repères traditionnels. De plus, il n’existe pas de critères stricts et unanimement partagés de ce que cela peut signifier pour une organisation. Toutefois, plusieurs grands axes thématiques ont été abondamment mis en avant ces dernières années. Protection et régénération de l’environnement, inclusion et lutte contre les injustices sociales, mais aussi confiance et transparence des usages vis-à-vis des utilisateurs de produits et services numériques… sont autant des points sur lesquels les professionnels se mobilisent. Et aucun de ces sujets n’est simple pour une entreprise.

La digitalisation possède des effets paradoxaux selon le GIEC

« Ce qui m’a le plus marqué, ce sont les possibilités qui s’offrent à nous afin de réduire nos émissions grâce à la digitalisation. Car comme l’explique très justement le GIEC, la digitalisation possède des effets paradoxaux. Si d’une part, elle permet de réduire nos émissions (faciliter les communications avec moins de papiers, de déplacements, etc…), elle les augmente aussi par d’autres aspects (gouvernance, “rebound effect”). Toute la difficulté réside dans le fait de trouver le bon équilibre et de continuer à créer des opportunités de l’utiliser ces outils tout en promouvant l’adoption de technologies moins gourmandes en énergie » résume ainsi Leah Goldfarb, ancienne scientifique du GIEC et doctorante en chimie atmosphérique, et aujourd’hui Environnemental Impact Officer chez Platform.sh. L’entreprise entend pour sa part atteindre une consommation nette zéro d’ici 2050, comme le veut la loi en France, ainsi qu’une réduction de 57% dès 2030, afin de respecter le Green Deal mis en place par la communauté Européenne. 

D’autres entreprises sont tout autant mobilisées : « mc2i a lancé une démarche de labellisation Numérique Responsable auprès de l’Agence Lucie et de l’INR. Nous allons, à notre échelle, améliorer nos pratiques et processus : politique d’achats responsables, allongement de la durée de vie des équipements, conception de nos services numériques de façon plus responsable. Nous visons le niveau 2 qui se veut exigeant, avec un audit externe réalisé sur site, la définition d’un plan d’actions à mettre en œuvre sur 3 ans et l’attribution du label par un comité indépendant. » explique, Arnaud Gauthier, président de ce cabinet de conseil indépendant en transformation numérique.

« Chez Hexagon, nous pensons que l’humanité est face à un moment crucial de responsabilité partagée ! C’est pourquoi, nous nous fixons des objectifs forts, comme notre neutralité carbone scope 1 et 2 dès 2030, avec des engagements complémentaires, comme les déchets ou la contribution à la qualité de l’eau et de l’air. » exprime pour sa part Adrian Park, Vice President avant-vente EMEA d’Hexagon PPM, un éditeur de logiciels d’ingénierie pour les industriels. Il estime que dans son domaine, il est urgent de « rendre la maintenance plus intelligente. Dans les milieux industriels, la maintenance réactive fait fonctionner les équipements jusqu’à ce qu’ils tombent en panne ou se cassent. Cette approche peut causer de nombreux problèmes : accidents industriels, pollution, usine à l’arrêt… En associant des capteurs qui peuvent détecter les vibrations ou les changements de température et des logiciels qui proposent des analyses statistiques poussées, les entreprises industrielles peuvent réduire les risques, qu’ils soient économiques, humains ou environnementaux. »

Le regard de Jean-Noël Olivier
Directeur Général du Numérique et des Systèmes d’Information de Bordeaux Métropole

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué ces dix dernières années dans la digitalisation de l’économie ?

Pour celles qui en doutaient encore, la crise née de la pandémie du COVID a souligné que le numérique est un des socles majeurs sur lesquels repose notre activité et notre capacité à la maintenir quand tout est bouleversé. L’actualité plus récente montre que même dans la situation extrême d’une guerre d’invasion, le maintien du numérique est une priorité pour fonctionner, pour s’adapter, et pour résister.

Face à ce caractère hautement stratégique du numérique, les pouvoirs publics, locaux et nationaux s’engagent, mais en ayant à l’esprit que les choix opérés doivent être cohérents avec nombre de dimensions stratégiques publiques : pérennité, inclusion, vertu carbone et environnementale, sécurité, interopérabilité et souveraineté.

Auriez-vous une idée d’action concrète pour faire bouger les lignes et rendre le numérique plus responsable ?

Par son omniprésence dans nos vies et face à nos enjeux de responsabilité, le numérique doit occuper une place importante dans les réflexions environnementales et sociales qui nous animent aujourd’hui. La technologie n’est pas une fin en soi ; il s’agit de trouver le juste équilibre entre la valeur des services numériques que nous utilisons quotidiennement et leurs impacts.
Pour adresser cet enjeu d’équilibre, des fondations communes à l’échelle nationale ou européenne sont à construire. Elles pourraient concrètement commencer par prendre la forme d’un éco-score applicable spécifiquement aux équipements et services numériques.

En matière numérique, vous êtes-vous fixé un engagement pour préparer un avenir positif ?

L’addition des forces des différences villes est un facteur clé pour aider à la standardisation et la soutenabilité. Les industriels et les fournisseurs ressentent la même urgence à dépasser le stade du démonstrateur ou de la solution industrielle en silo, hautement périssable. L’interopérabilité, la réutilisation de solutions éprouvées et la mutualisation sont les clés.  Nous allons favoriser l’émergence d’un écosystème du service public numérique, ouvert à tous, acteurs publics, associatifs ou privés, pour coconstruire les territoires numériques de demain. Et nous le ferons en impliquant les citoyens, car nous savons qu’aucune solution ni aucun service innovant ne pourront se déployer à grande échelle sans l’appui ni le consentement des usagers.

Les dirigeants de géants de la tech ont également conscience de l’importance de la mobilisation sur la responsabilité environnementale, pour donner du sens à leurs activités, comme le rappelle Christophe Négrier, directeur général d’Oracle France : « Il est important de rappeler que la consommation électrique du numérique croît de 9 % par an et représente déjà 4 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. L’engagement pour la décarbonation doit être concret. Il serait donc tout à fait adapté d’envisager la mesure obligatoire de l’empreinte carbone par application et d’en interdire l’usage si elle dépassait un certain seuil réglementaire. L’obligation pour les entreprises de doter une partie de leur parc informatique (ordinateurs, téléphones mobiles…) d’appareils de seconde main serait également une idée d’action concrète pour rendre le numérique plus responsable. »

Aller au-delà de la responsabilité environnementale

Mais les aspects environnementaux ne doivent pas être les seuls concernés sous l’étiquette du sens et de la responsabilité. Yaëlle Leben, DRH Europe du Sud chez Salesforce explique ainsi la vision dans son entreprise  : « Nous sommes convaincu qu’une croissance durable n’est possible que si elle a un impact positif sur l’ensemble de ses parties prenantes. Cette logique d’écosystème est le cœur de notre modèle économique où l’entreprise a une responsabilité vis-à-vis du reste de la société. Ce modèle baptisé « modèle 1-1-1 » consiste à consacrer 1% de notre capital, 1% de nos produits et 1% du temps de nos équipes à des projets qui servent le bien commun. Cela va de nos engagements pour développer la diversité et l’inclusion de tous, en passant par la formation des talents dans la Tech, à des programmes de protection de l’environnement. C’est le sens de l’initiative “1000 Femmes dans la Tech”, pour identifier, former et orienter, avec notre écosystème, 1000 femmes vers les métiers du numérique d’ici 2024. Le numérique a cela d’extraordinaire qu’il peut être accessible au plus grand nombre avec peu de prérequis ».

« Il est essentiel de penser et repenser le digital comme un levier d’émancipation » souligne également Flore Egnell, directrice générale de l’accélérateur Willa. « Il est urgent de former les jeunes et moins jeunes générations sur l’impact du numérique. Des formations, des médias, des campagnes de sensibilisation… doivent démocratiser les bonnes pratiques en termes de numérique responsable. […] Chez Willa, nous formons et accompagnons les femmes dans leur désir d’entreprendre et d’innover. Nous accompagnons 120 startups par an et jouons ainsi un rôle capital dans la création d’un numérique responsable et un avenir positif durable. Nous nous sommes ainsi fixé l’objectif d’accompagner et de sensibiliser les projets que nous accompagnons dans l’appropriation des critères d’impact social et environnemental. »

Exemplarité et engagement nécessaires chez les dirigeants 

Préparer un futur numérique plus sain passe aussi par des engagements internationaux, avec chez beaucoup d’acteurs, des espoirs forts portés vers l’Europe. Le Dr Lucie Poisson, head of international brand campaigns chez la société d’hébergement et de services web Ionos explique : « De mon point de vue, un avenir positif passe par le développement de champions européens du numérique qui garantiront ensemble la souveraineté européenne. C’est pourquoi je me suis engagée auprès de l’European Champions Alliance en en devenant membre. La mission de l’Alliance est de faciliter les échanges entre fondateurs, entreprises et organismes en Europe afin de développer la complémentarité des perspectives et expertises pour devenir plus forts, ensemble. En amplifiant l’intelligence collective des acteurs de la Tech européenne, l’European Champions Alliance aide à construire un écosystème numérique européen fort et qui a du sens. Dans tous les cas, « donner du sens » au transformation de l’entreprise sous l’angle de l’éthique et de la responsabilité est clairement une mission dont doivent s’emparer les directions générales – au risque sinon de rester dans le « purpose washing ». Il va en effet sans dire qu’avoir déterminé une « raison d’être » pour son organisation, n’est qu’une première étape qui ne peut apporter seule les changements déterminants dont notre économie et notre société ont besoin.

Gérard Guinamand, ancien Chief Data Officer d’Engie, qui accompagne dorénavant les entreprises dans leur transformation data, encourage également d’autres rôles clés de la transformation des organisations à prendre le taureau par les cornes : « Dans mon rôle actuel, je positionne la question du numérique responsable comme une question clef des leaders que j’accompagne comme les Chief Digital Officer et Chief Data Officer. J’incite ces leaders à fixer des objectifs concrets, assortis de KPI, dans leur feuille de route : Nature des cas d’usage développés, volume de données utilisés, empreinte carbone des programmes et algorithmes développés, choix des fournisseurs technologiques et des technologies… ». Avec à chaque fois, la volonté de produire des résultats concrets et pragmatiques, plutôt que des beaux discours.

Le regard de Mounir ChaAbane
RCSSI du ministère de la justice et chroniqueur Alliancy 

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué ces dix dernières années dans la digitalisation de l’économie ?

Le calcul collectif, une nouvelle forme de pensée. La digitalisation permet d’élaborer de nouvelles réflexions basées sur le calcul de toutes les données à disposition. Aucune idées, aucun propos et aucune actions ne peut se faire sans s’appuyer sur les chiffres de ces calculs. Il ne s’agit plus de raisonner par discipline mais de faire interagir un ensemble de connaissances pour calculer et prévoir les évolutions et les réactions en chaine. Par exemple, calculer l’effet du réchauffement climatique sur la pensée politique, sociale et religieuse d’une population dans les 20 ans qui viennent. Cette nouvelle forme de pensée interdisciplinaire n’a pas de limite et ne fait que débuter. Elle prône de ce fait un accès maximum à toutes sources de données pour s’enrichir et une collaboration transverse à toutes les échelles. Au-delà des évolutions technologiques, le phénomène le plus marquant à mon sens, est cette pensée de calcul multi-discipline à la base des analyses et des décisions. Une pensée qui se veut chiffrée et donc justifiable mais qui reste manipulable et influençable du fait de sa complexité.

Auriez-vous une idée d’action concrète pour faire bouger les lignes et rendre le numérique plus responsable ?

Le pouvoir par les nombres tel que décrit par le professeur Alain Supiot, pose la question de la place de l’humain dans la gouvernance des sociétés. Quelle philosophie, quel idéal et quel avenir souhaitons nous construire? Le numérique fait preuve d’une marche conquérante à tous niveaux, porté par la volonté de quelques individus à la tête de super-puissance technologique. Soyons réalistes, pour le numérique, aujourd’hui tout est permis et l’unique contre-pouvoir est le pouvoir des lois. Penser le numérique au travers d’une constitution et de cadres juridiques régissant nos rapports en société. Seule action concrète face à la prédation du numérique sur tous les aspects d’une société. L’enjeu est de taille, quelle responsabilités souhaitons nous donner au numérique dans le progrès humain?

En matière numérique, vous êtes-vous fixé un engagement pour préparer un avenir positif ?

 Lutter contre l’abus de pouvoir et la criminalité numérique, sous toutes ces formes. La pénétration de la technologie dans le quotidien de chacun pose la question de notre dépendance et de nos capacités à réagir face à des malversations ou même des bugs. L’usage du numérique s’accompagne d’une liste interminable de problèmes et nous ne sommes pas tous égaux pour y faire face. Entre les experts qui savent exploiter ses problèmes et les usagers qui ne souhaitent qu’utiliser ces technologies, l’écart est béant et les forces  disproportionnées. C’est un véritable abus de pouvoir contre lequel les experts justement doivent se positionner en protection au quotidien. Mon engagement est de protéger les individus par des actes simples et quotidiens contre la prédation technologique.