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Jacques Moulin (Idate Digiworld) : « Si le travail est digitalisé, la culture d’entreprise reste « physique » »

L’Idate DigiWorld, think tank européen spécialisé dans l’économie numérique, les médias, l’internet et les télécommunications, a créé le 22 mars dernier une commission dédiée à l’analyse du futur du travail. Alliancy s’est entretenu avec Jacques Moulin, directeur général de l’Idate Digiworld, pour mesurer l’impact de la crise sanitaire sur l’organisation du travail.

Jacques Moulin, Directeur général de l'Idate DigiWorld. / Crédits : Julien Mouffron.

Jacques Moulin, Directeur général de l’Idate DigiWorld. / Crédits : Julien Mouffron.

Alliancy. Quel est l’objectif de l’Idate Digiworld pour l’année 2021 ? A-t-il évolué depuis votre création ?

Notre principale préoccupation pour l’année 2021 est de structurer nos travaux collaboratifs et nos études pour contribuer à consolider une industrie digitale, européenne, souveraine, inclusive et responsable.

En ce sens, l’objectif n’a pas tellement changé. Nous œuvrons pour une véritable alternative technologique pour les citoyens européens et le reste du monde – notamment en Afrique où nous sommes très actifs -, un socle commun basé sur nos valeurs européennes à l’image du RGPD et de Gaia-X par exemple. Il est temps pour l’Europe de donner des opportunités des se développer et conquérir de nouveaux marchés grâce au numérique, tous secteurs confondus. C’est primordial si nous ne souhaitons pas devenir un dominion américain ou chinois dans les années à venir et rester dans la compétition économique internationale.  

Quel impact a eu la crise sur l’organisation du travail dans les entreprises ?

En tant que think tank européen qui représente toutes les communautés numériques, nous avons observé que la Covid a accéléré certains apprentissages liés aux nouvelles organisations du travail. Parfois, ces usages étaient déjà mis en œuvre, mais la crise a obligé toutes les entreprises et organisations à accélérer les transformations en cours. 

Dans ce cadre, nous avons lancé récemment une commission parrainée par Eric Labaye, président de l’Ecole Polytechnique, sur le futur du travail. La réflexion en cours vise à analyser les impacts du confinement (télétravail, avenir des bureaux…), à identifier les outils qui ont permis aux entreprises de survivre à la crise sanitaire et les innovations managériales qui ont assuré le maintien du lien social. Les travaux fournis sont un moyen pour les organisations de capitaliser sur les bonnes pratiques mises en œuvre, mais aussi d’anticiper les ruptures de modèles en cours.

Nous avons identifié plusieurs signaux faibles à partir des retours d’expériences de nos membres. Le plus important à noter est que les entreprises sont en train de comprendre que le digital n’est pas une simple tendance, mais bien une vraie rupture, qu’il faut gérer et accompagnerC’est pourquoi les infrastructures sont cruciales. Ainsi, l’accès au haut débit a permis de maintenir l’activité économique et sociale pendant la crise.

Le rôle du management intermédiaire a également été très fortement questionné, notamment avec l’arrivée des outils collaboratifs. Certains collaborateurs ont toujours été réticents à l’idée d’utiliser Microsoft Teams ou Zoom, mais la pandémie a accéléré l’adoption de tels outils collaboratifs. Tout l’enjeu maintenant est de savoir comment continuer à créer du lien social à distance et quelle infrastructure numérique mettre en place. 

Si certaines organisations continuent de se mettre des œillères, si elles pensent revenir en arrière sur le télétravail après cette crise, elles risquent un décrochage vis-à-vis des nouvelles tendances sociétales et générationnelles à venir.

L’intrusion de la technologie dans notre organisation du travail est-elle donc incontournable ?

Il faudra trouver une nouvelle manière de produire, plus durable et, avec comme cap, la souveraineté et la réindustrialisation. L’enjeu de la souveraineté oblige d’ailleurs à définir un projet de réindustrialisation à l’échelle européenne. Tout cela ne sera pas possible sans le numérique et la donnée. Sur ce point, l’intelligence artificielle permet d’ailleurs aux chefs d’entreprise de monter en puissance sur des activités dont l’humain ne pourrait s’occuper. 

Se pose alors la question de l’impact de ces nouvelles technologies sur les métiers. À ce sujet, il faut prévoir à l’avance la disparition des tâchesà faible valeur ajoutée et investir dans des programmes de formation aux nouvelles compétences stratégiques. C’est indispensable pour embarquer tout le corps social de l’entreprise dans un projet de transformation numérique, des collaborateurs aux clients en passant par les partenaires. 

Au-delà des craintes de destruction massive d’emplois du fait de l’intelligence artificielle, il est nécessaire de clarifier et préciser que les technologies créent aussi beaucoup d’emplois à forte valeur ajoutée. 

Cette adoption digitale à marche forcée crée aussi un fossé numérique lié aux compétences en interne…

Oui, c’est vrai. Et, pour réduire ce fossé numérique, former est essentiel. Il ne faut plus l’imaginer comme avant : suivre un cours assis sur une chaise pendant plusieurs jours dans un institut Les mécanismes d’apprentissage ont changé et le-learning, par exemple, offre bien plus d’interactivité. 

À voir : [Plus forts ensemble] avec Rémy Challe, CIO de Skill and You

La deuxième chose consiste à ne pas former sans but. Il faut passer de la logique d’outils à celle de la raison d’être de l’entreprise et ne pas se contenter de s’adapter à la baisse de chiffres et parier sur la reprise. Cette période doit être l’occasion de repenser sa stratégie, imaginer de nouvelles cibles commerciales et former ses métiers aux compétencesclés pour l’avenir.

Dans le même temps, le modèle de l’entreprise centralisée et silotée – typiquement parisien – est en voie de s’éteindre. Aujourd’hui tout le monde doit être embarqué dans la transformation numérique et le choix de la mobilité au travail doit être laissé aux collaborateurs qui le souhaitent. Les écosystèmes de nos territoires vont jouer un rôle majeur dans l’organisation du travail de demain

Enfin, il faut être apte à anticiper les compétences numériques de demain. C’est en ce sens qu’IBM, membre de l’idate Digiworld, mène une formation à l’intelligence artificielle auprès des jeunes du Grand-Est. C’est aussi ce que nous entreprenons avec La Cité de l’Économie et des Métiers de Demain en mettant à disposition un centre de ressources pédagogiques à destination de tous pour “apprendre à apprendre”.

Comment s’assurer que la fracture numérique en France ne freine pas le déploiement du travail à distance ?

Il ne peut y avoir de travail à distance sans infrastructure capable de supporter le haut débit. Sur ce point, la France a fait de grands progrès, notamment depuis l’annonce du “New Deal Mobile” en janvier 2018 par l’Arcep et le Gouvernement, et du Plan Très Haut Débit six ans plus tôt. Aujourd’hui, tous les opérateurs se sont dotés d’une infrastructure fibre et la France sera le premier pays d’Europe à avoir finalisé la couverture mobile de son territoire. Ce même projet suit celui du déploiement de la 5G qui permettra aussi de distribuer plus de data et de répondre à des besoins industriels notamment en matière de faible latence.  

Mais il y a encore un combat à mener pour développer l’attractivité de nos territoires et régler la question des zones blanches qui n’ont pas accès à l’internet haut débit. Le problème est que le système de mandat politique fonctionne sur une temporalité qui n’est pas compatible avec la vision de long terme d’un projet d’industrialisation. 

Il appartient aux élus locaux et partenaires régionaux de définir un plan économique à part entière. Un maire n’est pas seulement un gestionnaire, c’est aussi un visionnaire et un agrégateur d’écosystèmes. Les collectivités territoriales doivent essayer de sortir de leurs sujets trop souvent “terre à terre” et baser leur plan d’actions sur une vision économique de long terme.

De la même manière, on oublie souvent que le poumon de l’économie française ce sont les TPE-PME. Et par rapport aux grands groupes, il est souvent plus difficile pour elles d’avoir accès à l’accompagnement du changement. Il faut donc favoriser le développement de bundles et d’écosystèmes mêlant à la fois des acteurs privés et publics pour accélérer la digitalisation de nos territoires.  

Un dernier conseil pour les entreprises ?

Les entreprises doivent aussi limiter les effets des ruptures générationnelles, car maintenir le corps social est vital. Les Digital Natives ont plus de capacité à travailler à distance et ont tendance à vouloir s’engager dans une entreprise en fonction de leurs valeurs. Ils veulent aussi devenir partenaires de projet et choisir les sujets sur lesquels bosser

Ainsi, les organisations doivent d’une part, adapter leurs processus de recrutement à distance et d’autre part, mettre en place une stratégie de communication sur la raison d’être de l’entreprise. Ce projet doit par ailleurs intégrer les aspirations sociétales liées au développement durable, au partage, à la diversité, …

Si le travail est digitalisé, la culture d’entreprise reste « physique ». Le lieu de travail va devenir un lieu d’échanges qui ne correspond pas à celui dans le cadre familial. Les organisations qui refusent de passer le cap et souhaitent revenir au monde d’avant sont manifestement sur la mauvaise piste.