De « l’analyste augmenté » au Lab d’innovation, la Banque de France attire avec le numérique

Thierry Bedoin, directeur général du système d’information de la Banque de France, met en lumière la place du numérique pour l’institution, les transformations amenées par l’intelligence artificielle et les atouts de son organisation pour séduire les talents.

Quelles sont les caractéristiques principales des systèmes d’information de la Banque de France ?

Avant tout, nous parlons d’un système d’information, au singulier. Notre vision ne fait pas coexister des silos de systèmes, qui s’aligneraient sur nos nombreux métiers : nous défendons la logique d’une cohérence globale pour répondre à des enjeux stratégiques pour ces métiers, de façon transversale. Pour assurer cette mission, la DGSI regroupe aujourd’hui près de 800 collaborateurs.

Parmi les éléments marquants qui nous distinguent, il y a le fait que nous sommes connectés à un écosystème très large de contreparties, ce qui nous rend très sensibles à l’environnement économique et financier. Notre système doit donc être à la fois adaptatif et évolutif, tout en étant résilient et sécurisé. C’est ce qui nous permet de faire face aux nombreux défis actuels que sont l’inflation, la stabilisation du système financier, la réponse au changement climatique… En effet, la multiplication des crises, notamment géopolitiques, de ces dernières années, nous amène à devoir résister et à ajuster dans des délais très rapides nos besoins en termes de capacité informatique.

Cette résilience est essentielle car le système est au cœur des flux financiers et économiques français et européens. Mais en parallèle, nous devons cultiver une très grande ouverture avec toutes les parties prenantes de l’économie. Nous sommes ainsi très loin de l’image que l’on se fait d’une banque centrale repliée sur elle-même et ses études. Nous collaborons en permanence avec des institutions et des acteurs économiques, que ce soit en France, en Europe ou dans le monde. Tout notre enjeu, c’est de pouvoir gérer ouverture et sécurité en étant cohérents pour nos métiers sur un socle commun.

Vous mentionnez la variété des métiers exercés par la Banque de France : qu’en est-il ?

Thierry Bedoin DGSI - Banque de France

Thierry Bedoin DGSI de la Banque de France

Nous avons en effet des métiers assez nombreux : opérations financières, statistiques, collecte de l’information économique, services au particulier… Nous sommes aussi en charge de la logistique industrielle pour la création de la monnaie fiduciaire. En résumé, nous agissons autour de trois grands axes. D’abord, la politique monétaire. La Banque de France est intégrée à l’Eurosystème, qui compte dorénavant 20 pays (la Croatie a adopté l’euro en 2023, NDLR), et produit à ce titre beaucoup d’analyses, de simulations, pour faciliter la gestion consensuelle des taux monétaires par exemple.

Notre second axe d’action concerne la stabilité financière, le contrôle et la surveillance des banques et assurances, à travers notamment l’ACPR (l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution). Cette dernière fait partie de la Banque de France et donc de notre système d’information également.

Photo : Thierry Bedoin, DGSI – Banque de France

Enfin, nous fournissons des services plus généraux, en termes d’étude économique mais aussi de cotation des entreprises. Ces services s’adressent également aux particuliers. Nous gérons par exemple la totalité du cycle de vie des situations de surendettement, depuis l’édition des fichiers d’incident jusqu’aux présentations nécessaires devant les juges. La Banque de France assure également des missions relatives à l’éducation financière : nous collectons, agrégeons et présentons des contenus en ce sens, notamment en partenariat avec l’Éducation Nationale.

Une banque centrale est impliquée directement dans la préparation des réglementations et joue un rôle de superviseur et de régulateur. Qu’est-ce que cela implique pour vos transformations numériques ?

La réglementation est pour moi un pilier très important de l’innovation. Quand on est impliqué dans le monde réglementaire d’un côté et celui des technologies de l’autre, on se doit de tenir compte de la dynamique très particulière d’innovation et de développement économique qui caractérise notre époque avec le numérique. Nous devons déjà faire en sorte que la régulation ne soit pas à la traîne et qu’elle propose des schémas évolutifs capables de suivre le rythme de l’innovation technologique.

Par ailleurs, certaines transformations concernent plus directement nos métiers. En relation étroite avec Bercy et les institutions européennes, nous jouons ainsi un rôle important dans l’évolution des infrastructures techniques pour le marché et les paiements. Nous sommes également en première ligne sur les impacts de DORA, avec les transformations en termes de cybersécurité et de résilience numérique que ce règlement européen amène pour l’écosystème financier.

Qu’en est-il de la démocratisation de l’intelligence artificielle et de l’adaptation de la réglementation par rapport à celle-ci ?

En tant qu’institution de la République, nous allons être concernés au premier plan par l’AI Act. Dès 2025, en tant qu’utilisateur d’IA, nous allons, nous aussi, devoir montrer nos catégorisations d’algorithmes, nos analyses de risques et les mesures qui permettent leur mitigation. Nous avons un intérêt tout particulier à éviter les biais, les discriminations et à montrer que nos IA sont responsables et inclusives, car elles touchent fortement nos métiers.

Nous utilisons de l’intelligence artificielle depuis des années, sous forme de moteurs de règles par exemple, pour aider nos analystes financiers. Ce sont des usages qui ont évolué depuis 20 ans mais sur lesquels nous avons développé depuis longtemps des algorithmes variés. L’IA supporte les contrôleurs bancaires par exemple, afin de lutter contre le blanchiment et le terrorisme. Ceux-ci appliquent nos algorithmes pour analyser les flux financiers des banques et détecter les opérations à risque. Par le passé, c’était un travail manuel d’analyse des données qui était nécessaire, et qui laissait de côté de nombreux problèmes ou événements. L’effet de pertinence de l’IA sur nos métiers est très important.

Nous utilisons aussi l’IA pour calculer le scoring des entreprises : en particulier les risques de défaillance d’une société, à horizon trois et six mois, ou à plus d’un an… Les évolutions technologiques nous permettent d’avoir une vue beaucoup plus large et granulaire de l’économie, alors qu’auparavant, celle-ci était beaucoup plus fragmentée. L’intelligence artificielle aide également à l’analyse d’images satellites pour favoriser le développement économique en régions. Les cas d’usages sont très nombreux, mais en résumé, grâce à ces innovations, nous avons des analystes de plus en plus « augmentés ».

Et pour l’intelligence artificielle générative spécifiquement ?

C’est effectivement un nouveau champ : une technologie de la connaissance et surtout du langage. Or, le langage est utilisé abondamment partout dans notre institution, qu’il soit écrit ou oral. La production de rapports, d’analyses, d’études… concerne tous nos usages métiers. L’IA générative va donc nous permettre de produire différemment : par exemple des analyses textuelles directement à partir de tableaux de chiffres et de bases de données. Cela va rendre les analyses plus aisément partageables, que ce soit en interne ou vis-à-vis du public.

De même pour les rapports prudentiels, qu’il faut digérer, synthétiser, et pour lesquels il est toujours essentiel de bien faire apparaître les points saillants. L’IA est là aussi d’une assistance précieuse. Dans nos métiers de supervision, nous avons encore beaucoup de données textuelles. Produire des traductions, de la synthèse, des moteurs de recherche adaptés avec l’intelligence artificielle générative sera clé pour améliorer et accélérer notre travail à l’avenir.

Quel rôle voyez-vous pour la DGSI sur la question ?

La certitude, c’est que les Large Language Models sont à disposition, certains sont open source et d’autres sont fournis par des opérateurs du marché. Il n’est pas question de recréer un LLM que nous pouvons trouver sur le marché. Nous sommes dans une phase de préparation de notre stratégie : nous évaluons et testons des LLM pré-entraînés. Ils sont efficaces pour des tâches banalisées, mais pour nos métiers, nous aurons besoin de les réentraîner sur nos propres documents et informations. C’est là que se pose la triple question de la sécurité, de la confidentialité et de la souveraineté.

Je pense que nous aurons donc deux cas de figure. D’abord, des cas d’usages banals dans notre environnement, avec des données non sensibles, pour lesquels il n’y a pas trop de questions à se poser. Ensuite, des usages pour lesquels la sécurité et la confidentialité s’imposent, et où nous aurons besoin de bien contrôler l’environnement. Nous passons en revue les implications de ces deux ensembles de cas en parallèle. À ce stade, ce que je peux dire, c’est que les usages les plus prometteurs se font autour du contrôle et de la supervision.

Votre travail sur les usages d’intelligence artificielle a-t-il un impact sur la « data plateforme » de l’institution ?

L’innovation et la gestion de la donnée sont les deux grands leviers qui permettent de désilotter et de transversaliser le numérique dans une organisation. Une banque centrale est une usine à données. Si l’on exclut notre activité industrielle de fabrication de la monnaie, nous ne faisons en quelque sorte que gérer, récupérer, produire, rétrocéder de la donnée, pour y apporter de la valeur ajoutée !

Notre stratégie est de systématiquement partager la donnée avec une approche multi-métier. Notre data plateforme vise à rendre les « gisements de données », c’est-à-dire les points de référence et de vérité, accessibles de façon transversale. Que ce soit pour être reprises au travers d’une datafactory pour le développement des applications ou au sein de « laboratoires » pour faire des analyses. Nous sommes donc sur un modèle de « partage par défaut », la segmentation de la donnée étant l’exception. C’est un changement de paradigme important par rapport à ce qui se fait encore dans de nombreuses organisations.

C’est justement parce que la Banque de France a considéré que cette transversalité était un point clé, que la DGSI était la mieux positionnée pour piloter la donnée. Un métier rencontrera en effet souvent des difficultés à identifier les enjeux d’autres métiers différents. Et le fait que la DGSI gère également l’innovation au sein de l’entreprise permet de faciliter cet alignement et cette gouvernance globale. Au sein du comité de direction de la Banque de France, je peux défendre la rationalité, la cohérence, l’évolutivité du système d’information dans sa globalité, en intégrant l’enjeu data et l’anticipation des innovations de rupture. Je peux affirmer cette volonté, dans une discussion de pair à pair avec les autres directeurs généraux métiers. La stratégie du SI est ainsi commune avec la stratégie des métiers.

En la matière, l’arrivée rapide de l’intelligence artificielle générative a été une superbe opportunité pour prouver la pertinence de ce fonctionnement et le partenariat IT-métier qu’il permettait. Un mouvement aussi fort qui arrive auprès du public, avec des interfaces accessibles pour tous, des métiers qui se posent des dizaines de questions sur le changement impliqué… C’était l’occasion d’aller au-devant des métiers en soulevant l’impact de cette technologie sur les processus. Nous avons initié une démarche pour se projeter avec eux sur les usages à partir de démonstrateurs créés rapidement. À partir du travail réalisé autour de la data, nous avons aussi pu faire comprendre que le sujet dépassait de loin celui du « chatbot » et qu’il était nécessaire d’anticiper des potentiels énormes, comme je l’expliquais précédemment.

La DGSI est-elle attractive pour les compétences du marché ?

Comme d’autres acteurs de la sphère publique, nous ne pouvons pas proposer les meilleures rémunérations. Néanmoins l’attrait de nos projets joue en notre faveur. Quand nous rencontrons des candidats ou même des étudiants, il est assez facile de démontrer que les projets numériques auxquels ils vont contribuer vont avoir une ampleur rarement vue ailleurs. La dimension de « place » de notre institution est très nette, au niveau national, européen et mondial. Nous ne demandons pas à nos développeurs de créer une application pour quelques utilisateurs sur un sujet de niche… mais de soutenir les processus financiers européens. Un exemple : nous sommes en train de développer une application pour aider à la gestion du collatéral[1]. C’est un enjeu gigantesque et systémique, qui implique toutes les banques centrales d’Europe… Un tel projet, peu d’organisations peuvent vraiment en proposer.

Qui plus est, la Banque de France s’est faite une certaine renommée sur les sujets d’innovation. Notre Lab est celui des banques centrales qui publie le plus d’expérimentations. Et nous travaillons sur des sujets de pointe comme la cybersécurité en quantique. Nous travaillons également sur l’Euro numérique, une nouvelle forme pour la monnaie, avec des exigences extrêmes en termes de résilience, sécurité, rapidité, respect des réglementations… Et un déploiement à l’échelle auprès de centaines de millions de citoyens ! La Banque de France est candidate pour être opératrice du projet, après avoir travaillé sur sa conception initiale. Nous nous y sommes pris à l’avance et nous nous sommes formés sur ces sujets complexes. Dès 2017, nous avons réalisé la première blockchain opérationnelle de banque centrale pour gérer les besoins des entreprises sur les identifiants créanciers SEPA. C’était un message pour le secteur et pour embarquer autour de nous sur l’innovation qui allait ensuite arriver avec la monnaie numérique.

Enfin, nous mettons également la rigueur et la culture de la qualité avec laquelle nous abordons les sujets. Lorsque nous avons commencé à développer des algorithmes d’IA, nous avons formalisé dès le départ des profils de risques et un code de conduite. Autant d’axes qui ont été ensuite repris dans l’AI Act. Nous sommes également l’une des rares organisations françaises à avoir reçu le label GEE IS, pour notre démarche d’IA inclusive, en luttant contre les biais et la discrimination !

 

[1] Le collatéral est constitué de l’ensemble des garanties utilisées dans le secteur financier, à savoir essentiellement les titres et les espèces, mais également des matières précieuses comme l’or, ou d’autres types de biens