Avenir d’Atos : comment les directions du numérique font-elles face à l’incertitude ? 

Avec une dette de près de 5 milliards d’euros, l’avenir d’Atos interroge. Et si l’État veille sur les activités stratégiques pour la nation de la firme, comment se projettent les autres organisations sur le futur de cet acteur systémique ?

“Tout va bien se passer, jusqu’aux JO”, ironise un membre de la Direction des Applications Militaires (DAM) au sein du CEA. Pour cette branche qui intègre les technologies présentes dans les armes nucléaires françaises, Atos fournit des solutions d’infogérance, mais celles-ci concernent avant tout des projets numériques non-stratégiques. Il faut dire que l’entreprise de services du numérique (ESN) française, véritable fleuron mondial, porte aujourd’hui une dette de près de 5 milliards d’euros et voit s’approcher dangereusement une échéance de 1,2 milliard en janvier 2025. De quoi la mettre régulièrement en “une” des médias économiques, et d’alimenter l’incertitude sur son avenir. Sa position de leader technologique des Jeux Olympiques de Paris 2024 rassure cependant certains clients, du moins jusqu’à la fin du cycle des Jeux, en septembre prochain. 

Bien malin qui peut dire ce qu’il adviendra réellement d’Atos dans les mois à venir, mais difficile de ne pas se poser la question : quelles sont les conséquences de ces difficultés et incertitudes pour l’écosystème tech français ? Avec plus de 100 000 collaborateurs à travers le monde, Atos offre un large éventail de solutions sur toutes les thématiques clés de la transformation numérique : dans la cybersécurité, le cloud ou encore les supercalculateurs, auprès notamment des plus grandes entreprises mais également d’entreprises de taille intermédiaire. Ses 10,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires la classent parmi les plus grandes ESN mondiales (elle est la 5e en France, en 2023 avec un CA de 1,96 Mrds d’euros). Outre les grands groupes, elle a donc tissé des liens très proches avec l’État français dans les secteurs sensibles que sont la défense, la sécurité nationale ou encore le nucléaire. 

L’État à la rescousse des activités stratégiques ? 

Ces clients sous-entendent ainsi que l’État ne peut que veiller sur le devenir des acteurs impliqués dans l’organisation d’un événement stratégique comme les Jeux Olympiques. C’est d’autant plus vrai pour Atos qui, dans son portefeuille très large de missions, occupe aussi une place de premier plan auprès d’autres secteurs sensibles liés à l’État. “La DAM et le CEA se sont dotés de ses solutions de calcul haute performance (HPC)”, illustre ce membre de la DAM, resté anonyme pour des raisons de confidentialité liées à son activité. Celui-ci n’est pas inquiet quant à l’avenir de la branche HPC d’Atos, suivie de près par les comptes pour lesquels cette activité est un atout sans comparaison. “Il existe de grosses discussions autour du rôle du gouvernement dans la survie d’Atos”, confirme Sandrine Kergroach, économiste à l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques).  

Le 27 avril, le paysage s’est d’ailleurs éclairci concernant les missions critiques de l’entreprise tricolore. Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a souhaité se montrer rassurant en garantissant l’acquisition par l’État, des activités stratégiques d’Atos en cas de dislocation, afin d’éviter qu’elles ne « passent dans les mains d’acteurs étrangers ». Selon Sandrine Kergroach, il aurait été surprenant que le Gouvernement n’intervienne pas. “Je le voyais mal laisser tomber les actifs clés, notamment liés à la souveraineté ou à la sécurité nationale, comme les supercalculateurs”, assure l’économiste, qui juge que le contexte actuel pousse également à l’implication des pouvoirs publics dans la survie de l’entreprise. En effet, depuis la crise du Covid couplée à la guerre qui sévit en Ukraine, l’idée d’une réindustrialisation de la France a fait son chemin au sein de la classe politique et des électeurs. “Ces nouvelles politiques industrielles et de compétitivité sont aujourd’hui très présentes”, indique Sandrine Kergroach. “Les discussions autour d’Atos sont donc cruciales pour le gouvernement et pour le monde entier car derrière plane la guerre industrielle que se livrent la Chine et les États-Unis”.  

La diversification, clé de la résilience 

Pour autant, certains clients de la société de services du numérique française tentent tout de même de se protéger face à l’avenir incertain. “Le sujet est important pour les achats indirects : nous prévoyons des “back-up” sur trois ou quatre ans, sur la partie contractuelle que nous avons avec Atos”, explique par exemple Céline Stenger, directrice Gouvernance SI et Transformation Digitale chez Fnac Darty. Mais elle l’assure : “Je ne suis pas plus inquiète que cela”. Et de mettre en évidence le peu de perturbation entrainée par le lancement de la marque Eviden par Atos en avril 2023, en amont d’un potentiel “carve-out” des activités cloud, data et sécurité ; ou encore de la scission des activités d’infrastructure d’IBM en 2021 pour fonder Kyndryl. “Tant que les interlocuteurs directs ne changent pas pour nous, l’impact est moindre. Ce genre de séquence, c’est surtout un sujet humain, pour les équipes qui doivent s’adapter”. La dirigeante surveille donc avant tout la façon dont son partenaire assume les enjeux de continuité au quotidien, jugeant qu’en cas de crise grave, des solutions d’urgence se présenteront face au caractère inédit de la situation.  

“Le cas d’Atos m’inspire une conviction que j’ai depuis toujours, qui consiste à ne jamais abdiquer sur la maîtrise de son destin”, affirme pour sa part David Quantin, directeur du Numérique et de l’Innovation à la Matmut. Ce dernier, s’il n’est pas actuellement client de l’ESN, estime que dans chaque situation, le retour en arrière doit rester possible. En particulier dans un contexte où les entreprises ont tendance à se mettre en situation de dépendance, notamment par l’intermédiaire du cloud. “Les défaillances des fournisseurs, il y en aura toujours”, relativise ainsi David Quantin, avant d’ajouter : “Nous sommes dans des chaînes complexes et la résilience de demain réside dans la résilience de l’ensemble”. Il appelle ainsi à anticiper pragmatiquement ces situations de tension avec le marché, qui continueront de survenir avec régularité dans un monde fait de crises plus ou moins permanentes. 

En grande partie, pour les directeurs des systèmes d’information interrogés, la résilience passe par la diversification. “On ne met pas tous nos œufs dans le même panier”, reconnait Olivier Jehl, directeur du Système d’Information du Marché des Clients Particuliers chez EDF. Celui-ci est donc peu inquiet concernant les impacts sur son organisation des déboires d’Atos, même dans le cas exceptionnel d’une disparition d’activité. En effet, grâce à des appels d’offres réguliers lancés auprès d’entreprises du numérique, sa direction est déjà en relation avec une diversité de grands acteurs. “En cas de défaillance brutale, nous remettrons en concurrence et nous pourrons rapidement renouveler nos contrats auprès des cinq ou six acteurs déjà référencés chez nous”, explique-t-il. Une sécurité supplémentaire est parfois prise chez EDF en attribuant, sur un même projet d’ampleur, des lots différents à deux entreprises. “C’est une contrainte pour notre capacité de pilotage mais essentiel pour préserver l’activité de l’entreprise”, juge Olivier Jehl.  

La diversification est d’ailleurs une pratique qu’observe de plus en plus l’économiste Sandrine Kergroach au sein des organisations en transformation. “Cela va à l’encontre des chaînes de rentabilité mais c’est un choix payant en termes de résilience”, confirme-t-elle. Ses recherches l’amènent à constater que les plans stratégiques, échaudés par les crises de ces cinq dernières années, mettent de plus en plus en avant la notion de résilience en leur coeur, avant même la recherche de la compétitivité à tout prix. 

Tout comme chez EDF, les organismes liés à l’État pratiquent naturellement la diversification à travers les règles des marchés publics. “Nous avons un système de lots avec cinq titulaires”, illustre Jean-Baptiste Courouble, directeur des systèmes d’information pour Urssaf Caisse Nationale. Parmi eux, Atos est un acteur historique. “J’ai de l’affection pour cet acteur français incontournable car c’est un fer de lance”, confie le DSI. “Ce serait terrible pour la France de le voir disparaître. Une page de l’histoire de l’informatique à la française se tournerait”. Mais au-delà de l’affect, il n’est pas inquiet pour son activité car les appels d’offres prévoient des reprises par un des cinq prestataires si un autre fait défaut. “On saura gérer”, juge Jean-Baptiste Courouble. 

Et pour les plus petites entreprises ? 

Mais au-delà des grands organismes ou entreprises, toutes les entreprises ne sont pas capables de gérer elles-mêmes d’éventuels chocs sur une chaine de valeur numérique de plus en plus complexe et variée, pour laquelle de grands prestataires jouent un rôle central. Ainsi, Atos joue par exemple un rôle primordial dans la construction d’infrastructures capables de générer de grandes quantités de données. “Les PME ne peuvent pas le faire seules”, estime l’économiste à l’OCDE, Sandrine Kergroach. Du fait de ce niveau de compétence qu’apporte le fleuron français, il permet aux petites entreprises de faire des sauts technologiques sans qu’elles aient besoin d’investir elles-mêmes dans les technologies. “Les PME peuvent accéder à des produits ciblés, à des services à la demande sans en subir les coûts”, poursuit l’économiste. Les difficultés d’Atos pourraient alors avoir des effets de bord sur la fluidité de la transformation des plus petits acteurs de l’économie française. 

Outre ses clients, le fleuron français fait d’ailleurs appel lui-aussi aux prestations de nombreuses start-up et PME. “C’est un acteur qui s’inscrit dans un écosystème”, indique Sandrine Kergroach. Dans cette chaîne d’approvisionnement, l’économiste estime qu’Atos est un grand donneur d’ordre de référence, “un lead”. “De telles entreprises tirent avec elles leurs fournisseurs en distillant les technologies, les savoirs et les standards”, souligne-t-elle. En effet, un grand nombre de réglementations et de contraintes pèsent sur ces multinationales qui doivent également rendre des comptes sur le comportement de leurs fournisseurs… Et donc, les embarquer dans des transformations technologiques ou normatives. “Elles diffusent notamment les bonnes pratiques à travers du financement ou des formations”, indique Sandrine Kergroach.  

L’attention quasi-exclusive sur les projets critiques et stratégiques fait ainsi un peu vite oublier les conséquences que pourraient avoir les difficultés d’Atos pour cette chaine de valeur BtoB. “Si un acteur comme Atos disparaît, c’est un levier de la transformation qui disparaîtrait avec lui. Comme un ruissellement qui s’appauvrirait”, poursuit l’économiste au sein de l’OCDE alors qu’une partie de l’avenir d’Atos se joue ces jours-ci. La date limite pour les propositions de refinancement du groupe a été fixée au vendredi 3 mai : certaines incertitudes pourraient donc être levées avec la mise à plat des offres à la reprise d’Atos (hors activités stratégiques pour l’État, donc), que ce soit par le premier actionnaire du groupe, OnePoint, ou par l’homme d’affaire tchèque Daniel Kretinsky.