Balance ton portable

Dans la famille des serials harceleurs, il en est un qu’on ne peut dénoncer facilement bien que clairement identifié. Le Smartphone est un harceleur de l’attention et il est quasi impossible de porter plainte. Contrairement aux autres formes de harcèlement, celui-ci n’est pas subi mais consenti.

Rappelons que la traduction française de Smartphone est Ordiphone. Une traduction claire et explicite, il s’agit avant tout d’un ordinateur, d’une machine qui calcule. Comme un deuxième cerveau, l’Ordiphone est une sorte d’intelligence secondaire qui ne cesse de nous harceler pour devenir la principale. Une sonnerie, une vibration ou un témoin lumineux, il ne lui manque que l’odeur pour nous attirer irrésistiblement à lui. Nous en avons presque perdu toute pudeur, au restaurant en tête à tête, durant une réunion, au volant d’une voiture, sur les bancs d’école et même en marchant, nous n’hésitons plus à baisser les yeux et à concentrer nos regards vers l’écran aux  nuances tactiles.

L’Ordiphone a cette capacité de détourner notre attention à tout moment et souvent au détriment de notre environnement immédiat. Quitte à créer des situations accidentogènes sur la route et même sur les trottoirs. D’après une étude du cabinet Deloitte, 58 % des Français reconnaissent qu’il leur arrive de consulter leur Smartphone au volant et 66 % alors qu’ils traversent la rue. D’après la société Kantar, chaque jour, les propriétaires d’un iPhone le déverrouillent à 80 reprises en moyenne.

La subtilité de cette forme de harcèlement est qu’elle est juridiquement protégée. Allumer un Ordiphone c’est déclarer avoir consenti à une dizaine de conditions générales d’utilisation (CGU). Or ces CGU sont bien explicites : elles nous expliquent quand et comment nous pouvons laisser notre concentration être détournée, une manière juridique de dégager toutes responsabilités en cas d’atteinte à notre attention et des conséquences.

Ainsi, pendant la conduite d’un véhicule il est interdit de tapoter un texto et même la manipulation du GPS requiert un arrêt du véhicule. Jouer à un jeu vidéo est interdit quand on marche dans la rue ou quand on barbote dans sa baignoire. Les CGU sont effectivement une longue liste de déclaration de non-responsabilité. Les seuls responsables : nous, les usagers.

Exemple de CGU pour l’application Waze; « Waze, including its officers, directors, shareholders, employees, sub-contractors and agents will not be liable for any direct, indirect, incidental or consequential damage, or any other damage, and loss (including loss of profit and loss of data)… »

Un harceleur irréprochable et non responsable. Or le harcèlement consiste à exploiter nos vulnérabilités. Est ce l’excitation d’une notification surprise qui nous pousse instantanément à jouer à touche-touche? La conception des applications est faite pour produire une interaction maximum avec l’utilisateur. Selon Sean Parker, ex-président de Facebook, la conception d’un produit doit répondre à l’objectif du «Comment absorber le plus possible de votre temps et de votre attention consciente ?»

Nos Ordiphones sont effectivement conçus pour nous harceler méthodiquement et en toute légitimité avec notre consentement. Nous restons seul maitre de notre attention et de nos usages mais répondre à cette forme de harcèlement n’est pas aisé. Certains pratiquent le « mode avion » afin de ne pas être dérangé et d’autres font appel aux législateurs pour imposer des pratiques : droit à la déconnexion au travail, coupure des fonctions SMS dans les voitures, interdiction des Ordiphones à l’école. L’éducation est aussi une réponse.

Autant d’initiatives difficilement applicables. Alors, le minimum, c’est encore d’en parler pour susciter l’attention et tenter d’influencer les usages… Balance ton portable.

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