A Lausanne, un centre IA aux ambitions globales et responsables

[L’Enquête] En novembre dernier, l’EPFL, principale université technique de Suisse romande, a inauguré un centre de recherche et d’innovation dédié à l’intelligence artificielle. Son ambition est de contribuer à la résolution des problématiques globales comme l’accès à la santé et le changement climatique. Pour réussir, l’institution lausannoise entend s’appuyer sur son attractivité, l’accès à un nouvel superordinateur et une alliance avec la Genève internationale. 

E, P, F, et L, les lettres se détachent en grand sur le parvis situé à côté d’un des bâtiments de prestige du plus grand campus de Suisse romande : le futuriste centre d’apprentissage Rolex qui abrite notamment la bibliothèque universitaire. Fondée en 1969, l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne est, avec 13400 étudiants et plus de 4000 professeurs et collaborateurs scientifiques, la seconde université technique de Suisse derrière Zurich. D’après le dernier classement de l’Université de Shangaï, l’établissement se situe au 15ème rang européen et au 54ème rang mondial toutes disciplines confondues.

L’EPFL est réputée pour sa recherche de pointe, qui s’intéresse à la fois aux questions fondamentales mais aussi aux applications industrielles des avancées scientifiques. Son travail irrigue tout le tissu économique régional qui comprend à la fois des multinationales (Nestlé, Merck, Cisco, Logitech, Nissan …) et des startups dont certaines sont hébergées directement sur le campus, à l’EPFL innovation park. “Selon le bilan tiré par l’Office européen des brevets, nous sommes, dans le canton, proportionnellement plus innovants que les États-Unis et la Silicon Valley”, s’était enorgueilli en 2021 le politicien de centre-droit Philippe Leuba, alors ministre de l’économie du canton de Vaud.

Sur le campus situé en surplomb du lac Léman, plus de 40 laboratoires et 400 chercheurs effectuent déjà des travaux en lien avec l’intelligence artificielle. Inauguré en novembre 2023, le Centre IA de l’EPFL entend rassembler tous les projets de recherche en IA pour améliorer leur coordination. Il est devenu aussi l’interlocuteur principal de l’institution dans le domaine de l’IA auprès des décideurs politiques, des partenaires économiques et de la société civile.

Une initiative pour résoudre les problèmes globaux

L’EPFL entend aussi incarner une certaine vision de l’intelligence artificielle, non régie par la propriété privée et la quête du profit mais par les principes de l’open source et la poursuite du bien commun. L’initiative se place dans la lignée de la déclaration de Bletchley signée le 1er novembre dernier par la Suisse, la France, l’Union Européenne et une vingtaine de nations, qui stipule notamment : “Pour le bien de tous, l’IA doit être conçue, développée, déployée et utilisée de manière sûre, de manière à être centrée sur l’humain, digne de confiance et responsable.”

Au menu du nouveau Centre IA lausannois, rien de moins que la résolution des problèmes globaux tels que l’accès à la santé, l’alimentation, le développement durable ou encore le changement climatique.

“Les modèles de financement traditionnels soutiennent généralement de petites équipes de recherche motivées par la curiosité. C’est important, mais pour résoudre les grands défis mondiaux, nous devons passer à de grandes équipes interdisciplinaires travaillant sur des recherches orientées vers un but précis. Notre centre entend développer un nouveau modèle de financement pour soutenir cette approche”, affirme le professeur Marcel Salathé, spécialiste d’épidémiologie digitale et codirecteur du Centre IA avec Pascal Frossard, professeur en génie électrique et électronique.

Il s’agit d’un nouveau défi pour Marcel Salathé, le scientifique bâlois passé par Stanford et l’Université d’État de Pennsylvanie s’est révélé au grand public lors de la crise sanitaire du Covid-19. Il est alors membre de la task force mise en place par le conseil fédéral. Pour l’instant, le Centre IA dispose de moyens limités et d’une équipe réduite qui organise notamment les Applied Machine Learning Days, une des principales conférences professionnelles du secteur au niveau européen qui se tiendra cette année au centre de convention de l’EPFL du 23 au 26 mars.

Un campus attractif pour les talents scientifiques du monde entier

En raison de la guerre en Ukraine, les nouvelles orientations budgétaires votées récemment par le conseil national (chambre basse de l’assemblée fédérale suisse) vont privilégier le secteur de la défense au détriment notamment de la recherche publique. Dans ce contexte de restriction des fonds étatiques, la quête d’un nouveau modèle de financement passera davantage par les acteurs du secteur philanthropique.

“Nous essayons d’obtenir davantage de ressources. En fin de compte, si nous parvenons à créer et à financer de nombreux projets qui ont un impact, cela favorisera le développement du Centre IA”, soutient le codirecteur.

Le bureau de Marcel Salathé sur le campus lausannois, dans lequel il vient de s’installer récemment, est impersonnel et sa décoration minimaliste. Le long des couloirs labyrinthiques des différents bâtiments, les noms de scientifiques du monde entier défilent sur les murs. C’est une des grandes forces de l’institution, son pouvoir d’attraction des talents scientifiques. De nombreux chercheurs sont passés par les plus grandes universités européennes et nord-américaines avant de poser leurs valises sur les bords du Léman. Ce n’est pas un hasard si l’EPFL truste chaque année les premières places du classement du meilleur employeur de Suisse dans le domaine “éducation et recherche”.

“Les opportunités qui vous sont offertes, en particulier en tant que jeune chercheur, sont vraiment exceptionnelles en termes de financement, d’infrastructures de laboratoire et de développement professionnel”, affirme la britannique Josie Hughes qui a effectué un doctorat à l’université de Cambridge et un post-doctorat au MIT de Boston avant d’ouvrir en 2021 à l’EPFL un laboratoire se concentrant sur le développement de méthodes de conception et de fabrication computationnelles pour la robotique.

Dans la grande salle où travaille son équipe, des doctorants et post-doctorants s’affairent autour de différents prototypes de bras électroniques connectés à des ordinateurs. Au fond de la pièce, un robot-cuisinier s’est spécialisé dans la préparation des œufs brouillés. Bien plus petit, un autre modèle permet de cueillir les framboises, un fruit fragile qui pourrit rapidement et dont la saison de récolte est très courte. Les recherches du laboratoire de Josie Hughes s’intéressent au potentiel des robots intelligents dans les domaines de l’alimentation et de l’agriculture. “Ils peuvent nous aider à répondre à des défis importants comme la réduction des déchets et la rationalisation des systèmes de production”, affirme-t-elle. 

Superordinateur Alps et alliance avec Genève

La recherche en intelligence artificielle à l’EPFL bénéficie aussi d’un autre argument de poids, l’accès au superordinateur Alps qui vient d’entrer en service à Lugano au centre national suisse de calcul haute performance. “C’est un changement de paradigme pour la recherche en Suisse”, assure Bruno Correia, le directeur du laboratoire de conception de protéines et d’immuno-ingénierie qui a intégré depuis plusieurs années l’intelligence artificielle pour faire avancer ses travaux qui concernent notamment les vaccins et les traitements contre le cancer.

Étant équipé de 10000 processeurs graphiques (GPU) de dernière génération, le superordinateur suisse est un des plus puissants au monde. Dans le cadre de l’initiative Swiss AI co-dirigée par l’EPFL et son homologue zurichois de l’EPFZ, l’objectif principal sera de développer de nouveaux grands modèles de langage  (ou LLM, pour « Large Language Model ») transparents et sûrs.

Directeur du groupe de recherche consacré au traitement automatique du langage (Natural Language Processing, NLP en anglais), le professeur en informatique Antoine Bosselut a piloté avec son confrère Martin Jaggi le développement de Meditron, un des premiers grands modèles de langage ouverts destinés aux professionnels de la santé.

Membre du comité scientifique chargé de la coordination de l’initiative Swiss AI, il va pouvoir approfondir ses recherches grâce au superordinateur.  “On a entraîné le système final de Meditron sur à peu près 128 GPUs pendant trois semaines.  Avec Alps, bien sûr il faut partager, mais c’est totalement une autre échelle, déclare Antoine Bosselut. Outre la santé, on pourra développer des systèmes pour le climat ou pour l’éducation. Avec l’accès à une telle ressource, c’est vraiment notre créativité qui va limiter ce qu’on peut faire plutôt que la puissance de calcul, qui a été historiquement un frein pour les institutions académiques.”

Dans les mois qui viennent, le Centre IA de l’EPFL espère annoncer une série de partenariats importants qui lui permettront d’asseoir sa présence tant au niveau local qu’international.

Le co-directeur Marcel Salathé souhaite notamment renforcer les liens entre Lausanne et Genève, les deux principales villes de Suisse romande distantes de seulement 60 km. Parfois rivales, elles gagneraient à collaborer davantage :  “Le rôle de la Genève internationale en tant que hub pour répondre aux défis globaux est évident. Pourtant, sans tirer parti des technologies modernes, en particulier de l’IA, les organisations axées sur les biens publics pourraient avoir du mal à rester efficaces sur le plan opérationnel. L’EPFL est un acteur technologique renommé et un voisin, des synergies très puissantes pourraient émerger d’une collaboration plus étroite.”

Depuis 2015, l’EPFL dispose d’ailleurs d’un pied à terre genevois au sein du Campus Biotech situé à deux pas du Palais des Nations, le siège européen de l’ONU. Plusieurs organisations internationales importantes sont aussi présentes dans le quartier : le HCR, l’OMS ou encore l’OMC. Sur ce site, l’université technique conduit notamment des recherches alliant neurosciences, neuro-ingénierie, intelligence artificielle et médecine.

 

*Texte et photos: Clément Girardot