Dans le paysage politique, lignes de fractures sur la souveraineté numérique

[L’Enquête] Qui sont les politiques qui se mobilisent sur le numérique ? La majorité présidentielle en préempte souvent les sujets et impose une ligne peu contraignante vis-à-vis des Gafam. Elle s’aligne en cela sur les positions de la droite sur la souveraineté. Les gauches et l’extrême droite peinent quant à elles à se faire entendre.

C’est un match silencieux. Si la souveraineté numérique est une priorité politique depuis la dernière présidentielle, le débat sur le sujet reste loin d’être le plus visible dans l’espace du débat public. Ce ne sont pas non plus les figures les plus médiatiques qui portent ces questions. Mais en coulisses, les partis scrutent des postes clefs dans les groupes d’études compétents en la matière, à la Commission supérieure du numérique et des postes (CSNP) ainsi qu’à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Des enceintes d’échanges loin d’être les plus connus, mais qui comptent.

A ce jeu feutré, c’est la majorité présidentielle qui dispose d’une longueur d’avance. Au sein de la CSNP, la coalition englobant Renaissance, Horizons et le Modem compte 4 membres sur les 14 députés et sénateurs. Elle obtient aussi la présidence avec l’élection de la députée Mireille Clapot. Au sein de l’OPECST, elle compte 9 membres sur 36, dont la première vice-présidence. Autant que Les Républicains (LR), qui ont d’ailleurs la présidence de l’office. « On a préempté le sujet pour ne pas qu’il tombe dans les mains des souverainistes de droite et d’extrême droite », explique le député Modem Philippe Latombe.

Et de facto, de nombreuses figures de la majorité à l’Assemblée se sont emparées des sujets liés au numérique. Côté Renaissance, la députée Caroline Janvier défend une proposition de loi sur l’exposition des enfants aux écrans, Eric Bothorel est investi sur les télécoms et Paul Midy, pur produit de McKinsey avant d’être élu député en 2022 et membre du Conseil national du numérique (CNN), a été chargé l’année dernière par l’ex-Première ministre, Elisabeth Borne, d’une mission d’information sur le soutien à l’investissement dans les start-up, les petites et moyennes entreprises (PME) innovantes et en croissance. Chez Horizons, Laurent Marcangeli, le président du groupe, a ferraillé sur le sujet de la majorité numérique, et Anne Le Hénanff, est plutôt attirée par les sujets de cybersécurité et de souveraineté. Au Modem, Erwan Balanant bataille sur le harcèlement scolaire sur le web et Philippe Latombe, cité plus haut, constitue la référence sur la question de la souveraineté et du cloud souverain. La coalition regorge donc d’élus qualifiés. Ce qui lui permet de donner le ton sur la souveraineté.

Macron et ses contradictions

La doctrine macroniste est plutôt claire sur le sujet : la souveraineté est surtout un enjeu européen, la régulation des Gafam ne doit pas être trop brutale et l’enjeu premier est d’encourager des « champions du numérique français ». « La pensée macroniste, c’est de ne pas mettre trop de souveraineté pour ne pas brider les entreprises. On est atteint par un vieux syndrome français : on est plus attirés par les systèmes américains car on pense que c’est plus facile que de créer des systèmes français », analyse Philippe Latombe. « Emmanuel Macron veut réindustrialiser, développer les start-up… Il n’est ni pour interdire les Gafam, ni pour plus d’investissements dans des projets français », juge Gilles Babinet, co-président du CNN.

Macron n’a jamais dépassé le stade des annonces concernant les Gafam. Pendant le salon VivaTech en 2021, le chef de l’Etat jugeait que la question de leur démantèlement est « légitime ». Dans un entretien accordé au Point et publié après le premier tour de 2022, il affirme qu’il « ne faudra pas exclure un démantèlement si cela se révélait nécessaire ». Des déclarations à contresens de ses actes. Car en 2019, pour son projet de Health data hub (mettre lien du récent papier de JB), la plateforme qui centralise les données de santé des Français, les autorités ne choisissent pas un acteur français ou européen mais le cloud de Microsoft.

De ce fait, le projet de loi sur la régulation de l’espace numérique (Sren) – censé intégrer le Digital services act (DSA) et le Digital market acts (DMA), les règlements européens sur les contenus illicites en ligne et le marché numérique unique  -, porté en 2023 par l’ancien ministre délégué chargé de la Transition numérique Jean-Noël Barrot, ne traite pas d’emblée le sujet. Un article illustre la double communication du gouvernement sur la question de la souveraineté : l’article 10 bis A.

Issu d’un amendement déposé par Catherine Morin-Desailly, sénatrice Union centriste et conseillère numérique de Valérie Pécresse lorsque cette dernière était la candidate des Républicains en 2022, cet article vise à faciliter la création d’un grand marché européen du cloud qui échapperait aux Gafam et obligerait les entités publiques à recourir à des fournisseurs européens pour les données sensibles. Le gouvernement y est d’abord favorable. Mais face aux critiques sur le déficit de compétences de la filière française du cloud, l’amendement est supprimé en commission spéciale. En séance publique, des députés tentent de l’intégrer une nouvelle fois. Le texte est réécrit par Anne Le Hénanff. Résultat ? L’article en question est moins contraignant. Dans cette version, les entités publiques doivent toujours recourir à des clouders européens mais seulement si la violation des données « sensibles » est « susceptible d’engendrer une atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique, à la santé ou la vie des personnes ou à la protection de la propriété intellectuelle ». Et ces entités ne doivent plus respecter les règles du « SecNumCloud », mais a minima la doctrine « Cloud au centre », la stratégie du gouvernement depuis 2021. Le nouveau texte propose également une forme de dérogation pour les projets en cours. La commission mixte paritaire, dont la date reste à ce stade inconnue, devra trancher.

Effet d’aubaine pour le RN

Quelques voix de la majorité ne sont toutefois pas alignées sur cette position flexible du gouvernement face aux Gafam. Comme le député Renaissance Eric Bothorel et le Modem Philippe Latombe. « Dès qu’un amendement qui demande plus de souveraineté est déposé, la majorité s’y oppose car le gouvernement pense que c’est mauvais pour l’économie du pays et que ça pourrait brider le développement des entreprises », raconte Latombe qui pousse, par exemple, pour que la gestion du cloud du Health data hub passe par un marché public.

Chez les Républicains, on pointe le manque de volonté politique du gouvernement en matière de souveraineté – on regrette que Marina Ferrari hérite d’un secrétariat d’Etat et non d’un ministère délégué comme son prédécesseur. Mais on s’aligne sur le fond : instauration d’un « buy european act », révision du droit de la concurrence européenne pour créer des « champions numériques européens », création d’une « taxe Gafa » au niveau européen, selon les propositions portées par la députée LR et membre du CNN Virginie Duby-Muller en 2021 lors d’une convention de son parti. Patrick Chaize, vice-président LR de la commission des Affaires économiques au Sénat et membre lui aussi du CNN, tente de se différencier du gouvernement : « Nous devons plus maîtriser les infrastructures. Je n’imagine pas que les réseaux de communication soient gérés par des Américains ou des Chinois. Dans un deuxième temps, il faut reconquérir l’espace de la donnée. La France s’accorde trop de libertés comme, par exemple, sur les données de santé. » Conscient que le pays est en retard sur le plan matériel, il défend une « validation technique » par une autorité nationale et rêve aussi d’un cloud européen et d’applications françaises qui pourraient remplacer Word, Excel ou Zoom. Mais rien de frontal sur les Gafam.

Le Rassemblement national a bien compris la situation. S’il veut s’imposer comme le premier opposant à Macron, il doit s’aventurer sur le sujet. Une nouvelle figure a donc émergé : le député de l’Hérault Aurélien Lopez-Liguori, ancien assistant parlementaire de Jean-Lin Lacapelle, eurodéputé et conseiller numérique de Marine Le Pen. L’élu, membre titulaire de la CSNP et de l’OPECST, préside le groupe d’études « Économie, sécurité et souveraineté numériques ». Il estime qu’il « manque une législation qui préserve et met en avant nos fleurons » et pousse pour une loi qui orienterait la commande publique vers des services français comme OVHcloud ou une révision des règles sur la concentration et la concurrence dans l’Union européenne pour soutenir la naissance de « Gafam européens ». Très loin, donc, du nationalisme historique du parti.

A gauche, un sujet délaissé

Au sein des ex-partenaires de la Nouvelle union, populaire, écologique et sociale (Nupes), les experts du numérique se font rares. « Des élus traitent de petites questions, mais il n’y a personne à l’Assemblée nationale comme au Sénat qui peut porter un discours de gauche, de manière globale, sur la souveraineté numérique », explique une tête pensante à gauche.

Côté socialiste, on peut citer le député Gérard Leseul, vice-président de l’OPECST, ou la députée Martine Filleul, investie sur l’inclusion numérique et membre depuis 2019 du Conseil national du numérique. Mais le groupe à l’Assemblée désigne Hervé Saulignac, un député plutôt attiré par les sujets liés à l’aménagement numérique des territoires, en tant que spécialiste officieux de ces questions. Sa vision est européenne : « Les entreprises et start-up françaises estiment que l’Europe ne leur permet pas d’être compétitives face aux géants qui ne sont quasiment pas régulés. Tout est une question d’équilibre. La régulation doit être protectrice, mais elle ne doit pas trop brider les initiatives privées qui seraient capables de s’opposer à ces géants qui menacent notre souveraineté numérique. »

Au sein des communistes, le chef de file du groupe, André Chassaigne, s’est engagé sur la question de la fracture numérique. Chez les insoumis, on compte sur la députée de Paris Sophia Chikirou, membre de la CSNP. « On n’appelle pas à défendre quelques petites mesurettes protectionnistes », assure Alexandre Schon, co-animateur du groupe thématique sur le numérique à LFI. Défense d’un marché européen protégé face aux grandes sociétés du numérique, création d’une agence publique des logiciels libres, passage sous contrôle public des infrastructures du numérique… La formation mélenchoniste défend une ligne protectionniste, à contre-courant de la politique gouvernementale. Mais le discours est presque inaudible dans le secteur où la pensée macroniste domine.