La sobriété, unique scénario du numérique responsable

Comment placer le secteur numérique français sur la bonne trajectoire environnementale ? Le Shift Project avance ses propositions et invite les pouvoirs publics à prendre positon de manière ferme… et efficace.

Dans une de ses dernières notes d’analyse, le Shift Project se penche sur la planification de la décarbonation du système numérique dans sa globalité, qu’il soit français ou mondial. La raison de cette note est simple : les impacts du système numérique mondial croissent selon une dynamique particulièrement rapide et incompatible avec sa décarbonation, avec une croissance de ses émissions carbonées évaluée à + 6 %/an en moyenne au niveau mondial par le Shift Project en 2021, et à environ + 2 à 4 %/an en France par le Haut Conseil pour le Climat, le rapport d’information du Sénat et l’étude ADEME-Arcep.

« Les optimisations incrémentales ne parviennent pas à compenser le développement soutenu de ses infrastructures, parcs et flux. Ce constat continue de se vérifier et s’est illustré au cours des cinq dernières années, qui devaient pourtant marquer un plafonnement de ces impacts grâce au progrès technologique. Pour illustration, la consommation électrique des centres de données, quelques fois citée comme preuve emblématique de l’absorption de l’augmentation des volumes grâce aux gains d’efficacité énergétique, est en fait clairement orientée à la hausse », regrette le think tank dans son rapport.

Chiffres à l’appui, le Shift Project rappelle est en effet que :

  • Au niveau international, l’IEA (International Energy Agency) estime l’augmentation de la consommation des centres de données à + 10 à 60 % entre 2015 et 2020, sans prise en compte de l’activité de minage de cryptomonnaies ;
  • Dans des pays comme les États-Unis, les tendances prévues sont exponentielles, avec des estimations atteignant + 10 %/an depuis 2014 et jusqu’en 2030 au moins (McKinsey & Company, 2023) ;
  • Au niveau européen, la Commission estime que la consommation des centres de données a grimpé de plus de 40 % entre 2010 et 2018, et qu’elle est sur le chemin d’une nouvelle augmentation de 20 % d’ici 2025 (European Commission, 2020) ;
  • En France, elle est estimée par l’étude ADEME-Arcep à 12 TWh en 2020 et projetée à 15 TWh en 2030 et près de 40 TWh en 2050 (soit une multiplication par 3,5 en 30 ans) dans son scénario tendanciel (ADEME & Arcep, 2023).

 

Définir une trajectoire pour le numérique français, pour endiguer sa forte croissance

Le numérique représente 2,5 % de l’empreinte carbone du pays en 2020 et 11 % de la consommation électrique nationale. Les études prospectives se succèdent et concluent à une hausse tendancielle de plus en plus forte de l’empreinte carbone sur la décennie 2020 – 2030 : + 45 % selon la dernière étude effectuée par l’ADEME et l’Arcep.

« La consommation électrique du numérique a longtemps été estimée par RTE comme devant baisser tendanciellement du fait des progrès d’efficacité énergétique (RTE, 2022). Il est aujourd’hui de plus en plus clair, notamment au vu et au su de la multiplication de projets d’implantation de data centers toujours plus imposants, qu’il faille aligner les prévisions sur une tendance radicalement opposée », souligne le Shift Project.

Afin de réduire les impacts du secteur et de rendre le numérique français compatible avec l’Accord de Paris, le Shift Project invite les autorités françaises à produire une trajectoire de référence. Cette trajectoire permettrait de :

  • Fixer un cadre quantitatif commun de concertation, de construction et d’évaluation des leviers à déployer pour décarboner à la bonne échelle à moyen (3 ans) et long termes (2030 et 2050) ;
  • Intégrer l’effort de planification sectoriel dans l’exercice de planification national mené par le Secrétariat général à la planification écologique (SGPE), qui doit produire une vision cohérente des évolutions à mener au niveau de nos infrastructures, tissus économiques et usages.

Le Shift Project propose une réduction des émissions du secteur dans son ensemble de 30 % d’ici 2030 (par rapport à 2020). Cette trajectoire doit s’appuyer sur une vision physique des segments du système numérique (terminaux, centres de données, infrastructures réseaux), permettant de décrire les dynamiques tendancielles de croissance du secteur et de leurs impacts carbone associés, les effets de seuils, notamment dans les progrès continus d’efficacité énergétique, qui limiteront les prolongations de tendances, et l’ampleur quantitative des transformations à mener sur le système numérique et sur les logiques des acteurs qui le composent.

Mesure, transparence et optimisation

Pour parvenir à cette trajectoire, le Shift Project préconise d’adopter une démarche de mesure et de transparence. « La mesure et la transparence visent à produire les outils qui permettent à tous les niveaux (professionnels, particuliers, stratégique, liens clients-fournisseurs) d’avoir accès aux impacts des biens et services numériques utilisés (GES, consommation d’énergie, consommation d’électricité). Cette mise à disposition d’indicateurs doit intégrer toutes les phases de vie : fabrication, transport, utilisation, fin de vie ; et donner accès au détail des hypothèses utilisées pour les évaluations (hypothèse sur les phases amont, consommations électriques, intensités carbone choisies, etc.) », précise le think tank.

Le Shift Project met aussi en avant la nécessaire optimisation. Cette dernière rassemble les leviers permettant d’améliorer les efficacités énergétique et carbone (unitaires ou globales) des biens et services numériques (moindres consommations des équipements à performances équivalentes en phase d’utilisation, optimisation des circuits de refroidissement des centres de données, mutualisation et virtualisation des serveurs etc.).

« Les leviers produits par les acteurs économiques du secteur relèvent presque systématiquement de cette catégorie et font partie de leurs trajectoires historiques, car permettant des économies opérationnelles. Sans gestion des usages, ces leviers accentuent systématiquement les impacts et consommation du numérique par effet rebond », analyse le Shift Project.

Déployer la sobriété, unique scénario pour un numérique vraiment responsable

Secteur numerique francaisMais le Shift Project insiste aussi, et surtout, sur la réorganisation collective vers la sobriété. Cet ensemble de mesures rassemble les leviers nécessitant une transformation des typologies d’usages et des modèles économiques (production, consommation, création de valeur) en vue de les rendre résilients vis-à-vis des contraintes physiques qui seront sinon subies.

« Ces leviers sont indispensables pour placer le numérique sur la bonne trajectoire et rendre l’optimisation effective (ADEME & Arcep, 2023 ; The Shift Project, 2021) : en accord avec les projections de The Shift Project au niveau mondial, l’unique scénario de l’étude ADEME-Arcep permettant de réduire les émissions du numérique à 2030 est en effet celui déployant la sobriété », note le Shift Project.

Et le think tank d’ajouter : « Le numérique est principalement un outil qui permet d’accélérer et de rendre plus efficace le processus qu’il équipe. Or l’enjeu de nos sociétés pour les années qui viennent est d’atteindre un niveau de résilience adapté aux risques qui se présentent, ce qui dépasse bien largement la simple optimisation. Pour qu’il devienne un allié de la transition environnementale, le numérique doit donc s’équiper de mécanismes de pilotage robustes dépassant la simple optimisation et intégrant les dynamiques d’usages, leurs effets rebonds et une distinction claire entre les numérisations résilientes et celles qui ne le sont pas ».

Description systémique du numérique et de ses dynamiques (effets induits, effets rebonds, interactions des sous-systèmes, rétroactions positives R+ et négatives R-) © The Shift Project

La nécessaire intervention forte des pouvoirs publics

Or, la logique de sobriété va à l’encontre des modèles d’affaires des principaux acteurs du numérique dont la performance est indexée sur l’augmentation des volumes d’équipements et de flux de données en circulation.

« Ils ne peuvent donc que favoriser une massification des usages les plus gourmands, en s’appuyant sur des infrastructures de taille croissante. Le développement exponentiel des usages vidéo n’en est que l’un des exemples les plus illustratifs : la généralisation de la couverture en 4G, particulièrement dans les zones denses, a permis un fort développement de la consommation de vidéo HD en mobilité. Cette augmentation appelle et s’appuie sur des performances réseaux et terminaux croissantes (débit, taille des écrans etc.) ainsi que sur une multiplication de volumes de contenus rendus disponibles par le développement de l’offre des centres de données (proximité et développement des CDN, augmentation et amélioration des parcs de serveurs etc.) », rappelle le Shift Project.

Afin de faire du déploiement de la sobriété numérique un chantier efficace, les étapes suivantes permettront d’en amorcer les actions selon un rythme et une ambition compatible avec les objectifs de décarbonation du pays :

  • Plafonner (techniquement et/ou réglementairement) les besoins énergétiques admissibles des infrastructures situées sur le territoire (consommation électrique des sites et installations par exemple), afin d’endiguer les effets rebonds des transformations et les risques d’explosion des effets de concurrence intersectorielle d’accès à l’énergie ;
  • Étendre ce plafonnement à l’empreinte (c’est-à-dire intégrant les importations) carbone et énergie des supports des usages numériques du territoire (terminaux, serveurs etc.), afin d’endiguer les effets rebonds et invisibilisations des impacts extérieurs aux frontières ;
  • Créer un espace (convention citoyenne, mission institutionnelle ou tout autre modalité) pour mener une réflexion sociétale sur les usages numériques à prioriser en situation de concurrence forte d’accès aux ressources rares et sur les modèles d’usages à inventer et généraliser ;
  • Déployer les solutions techniques, réglementaires et de gouvernance (nationale, territoriale, sectorielle et européenne) qui permettent d’assurer la traduction de ces priorisations sur les infrastructures du territoire et les chaînes de valeurs extérieures (importations de terminaux, etc.), selon le niveau de concurrence sur la disponibilité énergétique et le budget carbone du pays.

L’initiative de ces actions doit venir d’une action claire des pouvoirs publics qui doit rendre possible une mobilisation d’ampleur des acteurs économiques du secteur. « Les pouvoirs publics peinent à ce jour à démontrer leur capacité à proposer de la sobriété sur leurs chaînes de valeur, cela dégradant la performance de leurs modèles économiques actuels. Seul l’affichage par l’État d’une trajectoire de référence ambitieuse (car à la hauteur des enjeux de décarbonation) et d’une vision du numérique souhaitable à l’horizon 2030 permettra aux parties prenantes de repenser tout à la fois les modèles d’affaires du secteur, les modes de consommation et d’utilisation du numérique et le cadre législatif et réglementaire en ligne avec cette nouvelle donne », conclut le think tank.