[Chronique] Le rôle de l’expert dans le management des connaissances

Dans leur nouvelle série d’articles pour 2021, nos chroniqueurs de RIST Groupe lancent une réflexion prospective sur les profils des « experts du futur » et leur rôle pour notre société, notre économie et nos entreprises.

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François Fort, Directeur général RIST, est enseignant chercheur à l’Université Paris Dauphine

L’expert du passé, du présent et du futur, quelle que soit la définition qu’on en donne, a affaire avec la connaissance. Disons même que la connaissance est au cœur de son action, elle en est le moteur. Il « est » connaissance actionnable. Il capte, construit, structure et utilise/gère la connaissance, souvent dans un même mouvement. Cette vision englobante qu’on donne ainsi de l’expert ne fait généralement pas débat.

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Deux questions se posent cependant qui amèneront à nous projeter dans le futur. La première concerne le rôle de l’expert au sein de son écosystème humain (son manager, son client, la collectivité territoriale, la Société, etc.), ou des écosystèmes de gouvernance et de décision dans lesquels il s’intègre, une conception du rôle qui varie entre deux pôles très différents, selon justement la conception que l’on a de la manière qu’aurait l’expert de manager la connaissance. L’autre question concerne l’impact du déploiement des nouvelles technologies, du développement des univers numériques et de l’intelligence artificielle en particulier, sur ces rôles quels qu’ils soient. Pour dire vite et de manière caricaturale, en reprenant ce mot d’un dirigeant, « de nos jours nous trouvons tout très vite sur internet, donc plus besoin d’experts ». Là est situé le sujet de notre chronique : quels experts du futur ?

Deux conceptions de l’expert presque opposées

Précisons les termes de la première question. Que ce soit dans le sens commun (les représentations usuelles et vulgaires que l’on peut se faire de « l’expert ») ou au travers des diverses définitions données par les organisations, le profil de l’expert peut être situé à deux antipodes. Le premier se construit autour d’un rôle de sachant calé sur la maitrise de concepts techniques et/ou scientifiques qui surplombe les autres acteurs avides eux-mêmes du savoir de l’expert sans forcément chercher à savoir par eux-mêmes ; un expert docte qui utilise sa connaissance comme un outil formel permettant de statuer sur une question dans un domaine bien précis. Cet expert-là a une légitimité acquise et renforcée par sa connaissance asymétrique et par la justesse de ses avis/dires, constatée a posteriori un nombre de fois suffisant, avis/dires permettant en retour de valider le corpus de connaissance autrement dit l’expertise.

Une qualité de prédiction qui seule peut apporter la légitimité et la confiance.

Le corpus est organisé en silo relativement stable et doit pouvoir au moins en partie s’expliciter, se normer, se partager entre pairs. Le processus d’activation amenant généralement au « rapport d’expertise » est lui-même explicite, normé et partagé, même si sa complexité ou spécificité rendent le silo et le processus opaques et inaccessibles au commun des mortels.

L’autre pôle définit l’expert comme détenteur d’une connaissance acquise par la capitalisation d’une multitude d’expériences abordées de manière humble et constituant autant de terrains d’apprentissage, d’occasion de mixer les réalités complexes de terrain et les modèles et théories scientifiques. Des expériences à chaque fois différentes, même si les différences peuvent paraître infimes, des expériences acquises face à des situations toujours complexes et incertaines. Même si la légitimité de l’expert se construit, comme pour l’archétype précédent, à travers la qualité avérée de ses prédictions, nous avons ici une grande différence car on parle de connaissance tacite, difficilement explicitable, quasi unique, tenant sa source d’une capacité proche de l’intuition à mobiliser toutes les expériences antérieures pour faire face à toute nouvelle situation unique, complexe et incertaine. Une sorte de capacité de triangulation enfouie au profond de l’expert et lui permettant une réaction à la fois rapide et adaptée, tenant compte de l’expérience sans plaquer un schème préfabriqué.

C’est le second profil qui nous intéresse particulièrement, celui d’un « homme-clé » au sens des penseurs du « capital humain ». C’est sur celui-là que RIST est généralement habitué à intervenir pour penser son développement, son organisation en réseaux internes et externes, sa valorisation, sa reconnaissance.

Pour construire également, autour de ces profils si particuliers, des expertises collectives, adaptables rapidement dans le temps face à des contextes mouvants, et faire en sorte que ces compétences soient malgré tout partagées.

Quand internet et l’intelligence artificielle remplaceront les experts

Quid alors, face à un internet, à un système de réseaux sociaux et à des algorithmes musclés d’intelligence artificielle ? Quel avenir pour ces experts quasi uniques bardés d’expériences et d’intuitions qui se mêlent à des socles de théories scientifiques ? C’est notre seconde question.

Plusieurs facteurs, selon l’expertise RIST acquise dans le domaine de l’expertise, conduisent à penser que, paradoxalement, les avancées technologiques et sociologiques (des Mondes en réseaux, l’émergence d’une multitude d’individus hypermodernes prétendant tous détenir de l’expertise) renforcent le rôle des experts dans le management de la connaissance. Citons la prolifération des « fake news » (y compris dans la production académique) ou simplement des monceaux d’information d’intérêt moyen et de redondances faciles. Et bien sûr l’hyper complexité des océans informatifs et, corrélativement, la valeur croissante d’une capacité de structuration de l’information. Enfin la valeur irremplaçable de l’expérience concrète, seule capable de créer la « connaissance expériencielle » et sa puissance de projection dans l’action.

L’enjeu sera, il est déjà, de tirer le maximum des informations les meilleures et de les mixer avec l’expérience concrète. Aller vite, savoir trier en évaluant et en évitant les pièges, incorporer à l’expérience, structurer pour disposer de chemins amenant à des décisions qui s’avèreront in fine pertinentes. C’est l’excellence en matière d’expertise ;)

La base de connaissance est la même qu’auparavant, elle doit faire avec les énormes opportunités et menaces que constituent nos océans web, et le développement des algorithmes elle doit servir au fonctionnement collectif d’un management des savoirs et des données infiniment plus complexe et dangereux, infiniment plus ouvert et cloisonné à la fois, mettant en jeu des relations globales Sciences/Sociétés et des stratégies de niches sophistiquées.

On pense bien sûr à la crise du Covid…

Vincent Giret, Directeur de France Info, disait à son antenne, le 3 septembre 2020 :

« Face aux approximations, manipulations de l’info et autres thèses complotistes qui ont pullulé depuis l’apparition du coronavirus, franceinfo veut créer une alliance avec les chercheurs, afin de donner une information claire, fiable et audible. Il y a une exigence supplémentaire et nous avons besoin d’y répondre », explique-t-il, lui qui annonce la création d’un pôle « science-santé-environnement-technologies ». Sa première mission : « multiplier les formats de décryptage et d’expertise. »

On retrouve bien là un enjeu majeur pour les experts du futur, avec aussi cette idée selon laquelle la connaissance tacite doit devenir pédagogique, éclairer les acteurs et la Société en général, créer de la confiance qui permet l’action collective organisée. Un challenge majeur.

**François Fort, Directeur général de RIST, est enseignant chercheur à l’Université Paris Dauphine