[Edito] Derrière l’espoir Mistral Next, la difficile bataille pour l’indépendance technologique française

Vous avez sans doute vu la semaine dernière les impressionnantes vidéos produites par Sora. L’IA dévoilée par OpenAI n’a pas encore été mise en accès public, mais promet déjà, par sa seule existence, des disruptions majeures pour des marchés variés, que ce soit du côté des réseaux sociaux, d’Hollywood ou même de la simulation industrielle. Le risque de multiplication des deepfakes de très grande qualité, à des fins nuisibles, ne saurait non plus être ignoré. 

De ce côté-ci de l’Atlantique, une autre « release » a agité le microcosme de la tech cette semaine, sans faire encore les gros titres de la presse généraliste. Il s’agit de l’accès rendu possible, sans fanfare, à « Mistral Next », le nouveau modèle de la pépite française Mistral. Pour le moment discrètement testable dans « l’arène des chatbots » Imsys, son déploiement officiel pourrait être annoncé dès la semaine prochaine. Les premiers testeurs témoigneraient de sa supériorité par rapport à un Gemini de Google, même si l’objet de Mistral est bien de se confronter avant tout à l’omniprésent ChatGPT d’OpenAI. Une ambition largement soutenue par les pouvoirs publics, avec l’idée que la France pourrait, grâce à l’émergence d’un tel champion, se positionner comme le « leader de l’IA européenne ». Derrière ces enjeux annoncés de souveraineté, c’est une difficile bataille d’investissements et de lobbying qui se joue cependant.

Contrairement à de nombreuses autres start-up, Mistral AI est née « licorne » : soutenue par l’ancien secrétaire d’État au numérique Cédric O, elle a immédiatement vu des patrons comme Rodolphe Saadé de CMA-CGM ou Xavier Niel de Free investir auprès d’elle. Moins d’un an après sa création officielle, la pépite est ainsi valorisée à deux milliards de dollars. Dans son édition du 21 février, le Canard Enchainé détaille l’intérêt de l’Élysée pour l’initiative, quitte à se mettre en porte-à-faux avec l’émergence des réglementations européennes, notamment en matière de « transparence des œuvres utilisées pour entraîner les modèles d’IA » et la question des droits d’auteurs afférents. Et ce, au grand dam du commissaire européen Thierry Breton. L’article souligne l’idée que la France s’aligne avec la position des « Big Techs » en caressant l’espoir que Mistral pourrait rejoindre le club très fermé. 

Le chemin paraît encore long, car pendant ce temps-là, Sam Altman, le fondateur d’OpenAI, évoque que pour soutenir la croissance de l’IA, des investissements de l’ordre de 5000 à 7000 milliards de dollars seraient nécessaires au niveau mondial pour fabriquer plus de puces. La somme faramineuse a fait réagir, car une partie de la presse, dans la lignée du Wall Street Journal, a interprété cela comme l’intention par Sam Altman d’orchestrer une levée de fonds monumentale en ce sens. Reste que les centres de données et les GPU nécessaires pour motoriser de futurs modèles AI toujours plus perfectionnés coûteront effectivement des milliards.  

Aux États-Unis, depuis le « Chips and Science Act » de 2022, le gouvernement prévoit d’investir jusqu’à 52 milliards de dollars dans l’industrie des semi-conducteurs. Ce mois-ci, c’est ainsi 1,6 milliard qui a été débloqué pour GlobalFoundries afin de construire une usine dans l’État de New-York, et renforcer un site de production dans le Vermont. « Les démocrates vont faire ce qu’il faut pour que d’autres pays – la Chine, la Russie et d’autres – ne prennent pas l’avantage économique sur nous », a déclaré Chuck Schumer, leader de la majorité au Sénat. 

En France, le même fondeur a aussi bénéficié l’été dernier du soutien de l’État à travers un partenariat public-privé de 7,5 milliards d’euros associant également STMicroelectronics. La participation de l’État français, à hauteur de 2,9 milliards, s’est notamment faite en soutien de la création de l’usine de Crolles (Rhône-Alpes) dont un tiers des installations a commencé à produire l’an dernier. À cette occasion, le ministre de l’économie Bruno Le Maire a lui aussi souligné l’importance du dispositif en termes de souveraineté : « Jusqu’à 5 % des capacités annuelles de production [pourront] servir des besoins souverains, de sécurité nationale, ou des besoins spécifiques aux TPE et aux PME », avec une prise de contrôle par l’État en cas de perturbation sur les marchés. 

La course aux investissements par les États pour soutenir leurs infrastructures d’intelligence artificielle va contribuer largement à alimenter la demande pour les GPU H100 de l’américain Nvidia, a analysé récemment son patron Jensen Huang. Les résultats dévoilés cette semaine par l’entreprise étaient très attendus : après des fortes secousses en bourse, ils ont finalement surperformé les attentes déjà élevées des investisseurs, avec 22 milliards de chiffre d’affaires générés au quatrième semestre. Soit 270% de croissance d’une année sur l’autre. Parmi les Big Tech, Microsoft et Meta ont dépensé 4,5 milliards de dollars chacun pour la seule année 2023 afin de se procurer ces puces clés pour l’IA, à 30 000 dollars pièce. Les dépenses d’Alphabet, Amazon et Oracle les talonnent. Au total, Nvidia truste près de 80% de la commercialisation des puces qui servent de moteurs pour les nouvelles IA. Et Jensen Huang d’entrevoir une demande quasiment infinie sur le ton de l’humour : « Si l’on part du principe que les ordinateurs ne deviennent jamais plus rapides, on peut arriver à la conclusion qu’il faudra 14 planètes, trois galaxies différentes et quatre soleils supplémentaires pour alimenter tout cela. » 

Dans ce contexte, sortir d’une situation de dépendance technologique ne sera pas indolore. En tout cas, il ne s’agira pas seulement de faire émerger un « champion national » des modèles d’IA, comme Mistral ou bien, comme semble l’espérer le gouvernement, de lancer un grand événement international de l’IA en France à l’horizon 2025.