[Edito] Emploi : face à l’IA générative, les Big Techs entre cynisme et pragmatisme

Près de 2 500 personnes chez Paypal, 1 900 chez Microsoft, 1 000 chez Google ou encore Citrix. En ce début d’année 2024, la Tech taille (encore) dans ses effectifs. L’an passé avait déjà marqué les esprits avec, au total, plus de 260 000 employés du numérique concernés par les plans de licenciement et de restructuration, dont une grande partie s’était concentrée dans les premiers mois de l’année. Sur le site de layoffs.fyi, qui tâche de recenser toutes les annonces, les chiffres s’accumulent. Et le phénomène n’est pas qu’américain : même si la forme diffère, l’européen SAP prévoit ainsi un plan qui concernera 8 000 personnes, à travers des départs volontaires et des reconversions, même s’il ne peut fermer la porte à la possibilité de licenciements formels. Face à ces tensions, rares sont les éditeurs français à avoir pu à l’inverse se démarquer en 2023 sur le front des recrutements.

Cette tendance de fond est un retournement important dans la « Guerre des talents IT », alors que la dynamique post-covid avait clairement fait la part belle aux exigences des candidats, les firmes démultipliant les engagements et accommodations pour recruter à tour de bras. C’est d’ailleurs l’idée qu’elles avaient été trop loin, en rentrant en « sureffectif », que les Big Techs avaient mises en avant pour expliquer leurs décisions de janvier 2023 de montrer la porte à tant de collaborateurs. Dans un contexte où l’impact réel de l’IA générative sur l’emploi interroge, les « layoffs » massifs de 2024, surfent eux sur les réorientations stratégiques des acteurs autour de cette évolution technologique et de l’avenir du fonctionnement de l’industrie du logiciel. Difficile cependant de ne pas y voir également une vision beaucoup plus court-termiste.

Dans les mémos annonçant les réductions d’effectif envoyés à leurs équipes, Meta, Alphabet et Dropbox entre autres, ont clairement mis en avant l’IA comme raison fondamentale. « Notre prochaine étape de croissance nécessite un mélange différent de compétences, notamment dans le domaine de l’IA et du développement de produits à un stade précoce », écrit ainsi Drew Houston, le PDG de Dropbox dans son message. Un effet immédiat des stratégies mises en œuvre est d’envoyer un signal aux investisseurs et de maintenir des valorisations très élevées : les fortes perspectives de croissance liées à l’IA ne manquent en effet pas de rassurer.

Mais comme l’indique Drew Houston dans son mémo, les entreprises estiment également qu’elles vont devoir recruter pour répondre à cette promesse. Les géants de la Tech privilégient les embauches externes plutôt que la formation de leurs employés. À ce titre, être en action permanente sur les effectifs, dans un balancier de recrutement-licenciement, a pour principal effet de stimuler avant tout les indicateurs de court-terme des analystes. Annoncer former massivement ses employés et ses développeurs aux enjeux de demain de l’IAG n’a sans doute pas le même impact. Mark Zuckerberg avait ainsi appelé à une « année d’efficacité » en 2023 et Meta a connu sur les trois derniers mois de l’année 2023, une augmentation de ses revenus nets de 201% par rapport à la même période en 2022. En parallèle, l’entreprise a sur les mêmes périodes, réduit ses effectifs de 22%. Avec à la clé, un retour en grâce boursier et une augmentation de la valeur de son action de plus de 156% depuis un an, pour atteindre une capitalisation record de 1200 milliards de dollars. Dans les années de pandémie, l’entreprise était pourtant celle qui avait le plus recruté parmi ses pairs, avant de se retrouver dans le creux de la vague dans le regard des investisseurs.

À plus long terme cependant, si le coût économique des recrutements et des licenciements n’est pas neutre, c’est surtout le coût social et en termes de confiance au sein des organisations qui pose question. « Pour la première fois dans l’histoire de l’entreprise, nous constatons que les licenciements font partie du quotidien de Google » écrit ainsi le porte-parole du syndicat des travailleurs d’Alphabet. Au-delà de l’optimisation globale amenée par l’emploi de l’IA, il dénonce en effet l’instabilité provoquée et l’effet sur la culture d’entreprise : « La vérité est que ces licenciements provoquent le chaos sur notre lieu de travail, nous laissant avec une charge de travail accrue et une anxiété généralisée ». Plus que le remplacement par l’IA des travailleurs de la Tech, c’est donc aussi ce risque de chaos en interne, entraîné par des choix de transition rapide, qu’il est plus que jamais nécessaire d’anticiper.