[Chronique] Quand les hommes désertent la cybersécurité. Petite histoire d’un monde parallèle…

Et si l’on renversait la situation ? Notre chroniqueuse Diane Rambaldini vous entraine au cœur d’une scène surprenante mais révélatrice, en creux, des défis du monde actuel de la cyber. Suivez la guide.

Pour cette nouvelle chronique, je vous propose de nous projeter dans un monde parallèle et de suivre une étrange discussion… qui pourrait pourtant être fort inspirante pour les enjeux de nos organisations, ici et maintenant.

Imaginez :

Au sixième étage d’un luxueux immeuble dans un quartier huppé d’une grande ville, s’affairent quatre femmes de LEMON, un cabinet de conseil en cybersécurité.

Résonnent, jusque dans le couloir, leurs talons martelant le parquet de la magnifique salle de réunion, ornée de tableaux d’art contemporain, d’une table de créateur et de chaises immaculées couleur crème. C’est dans cette pièce baignée des rayons du soleil s’invitant par les larges et hautes fenêtres, que les quatre s’installent.

Félicitée ou « Boss », comme tout le monde l’appelle ici à l’exception peut-être de Paloma, repousse soigneusement la manche mousquetaire de sa chemise blanche pour consulter sa montre de luxe. La réunion du Comité Exécutif de LEMON peut commencer.

Hashtag Toujoursanseux

3– « Mesdames, il est 17 heures. Le programme est chargé. Je veux que tout le monde soit dehors dans une heure pour profiter de cette belle soirée d’été. Mais l’heure est grave. L’effectif masculin du cabinet est tombé à 11% prévient-elle en regardant droit dans les yeux ses collègues. « Il est urgent que nous recrutions. Nous en avons déjà parlé et il est temps de trouver des solutions… mais qui fonctionnent cette fois. » 

D’une moue sceptique, elle ajoute en maugréant « maigre consolation tout de même ; la moyenne du secteur ne fait guère mieux. Mais pour info, le numérique dans son ensemble, fait mieux avec 30% environ. Alors diantre, qu’est-ce qui cloche dans la cybersécurité ? »

– « Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?! » l’interrompt PinkGin, de son vrai nom Valentine, dont l’art pour les show n’a d’égal que son génie professionnel. « Ils ne veulent plus bosser dans la cyber ? Et bien, soit ! Je ne vais quand même pas leur courir après. Qu’ils aillent planter des clous et jouer au foot avec leur marmaille ! » ajoute t-elle faussement exaspérée et narquoise à souhait. « Après tout, on se débrouille très bien sans eux ! »

– « Ah, je crois que tu viens de lancer quelque chose ! Hashtag Toujoursanseux ! Glousse une petite voix aigüe et sarcastique appartenant à Abigail, la juriste du groupe.

– « Femmes de peu de foi que vous êtes… et sexistes en plus ! » s’indigne Paloma, l’éternelle tête pensante de la boîte, tirée à quatre épingles dont les ongles carmins sont aussi impeccablement vernis que sa paire de Louboutin.

– « Oooh ça vaaaa… on peut rigoler un peu… »  s’enquille PinkGin la fierté au bout du sourire, les mains dans les poches et les yeux au sol contemplant ses baskets à paillettes au bout de ses jambes tendues. « Après tout, si vous voulez des hommes dans le bureau… faut peut-être revoir notre kit de bienvenue non ?! »

– « (Rires) Ah il est vrai qu’un polo près du corps jaune citron, un kit écolo pour faire pousser des graines, une serviette de plage et un kit de voyage comprenant un nécessaire de toilette…. » s’amuse Abigail en minaudant

– « Et alors ? » articule bruyamment Boss piquée au vif. « Tu sous-entends quoi ? Que les hommes ne savent pas prendre soin d’eux et s’installent à même les galets quand ils vont à la plage ? Qu’il faut que je leur prenne un sweat à capuche le plus informe possible, des packs de bière et un abonnement chez un barbier pour hipster dégénéré devenu allergique à l’hygiène personnelle ?! »

PinkGin devant son émoi calme le jeu.

– « Non, Boss, je dis juste que c’est très, voire « Exclusivement féminin »[1]

– « Oh joli ! Très belle référence ! »  Interpelle Abigail, derrière ses lunettes oversize et sa frange noire toujours impeccablement lissée.

– « Oh arrêtez toutes les deux ! On n’évite pas un secteur à cause des goodies qu’on reçoit dans l’entreprise qu’on rejoint !!! s’énerve Félicitée.

Assistant à ce drôle d’échange, Paloma, surprise, se demande comment la conversation en est déjà à ce point. Le sujet est important, mais cela part dans tous les sens. Et les traits d’humour se mêlent à des arguments éculés… Elle décide donc de sortir du silence et de prendre le taureau par les cornes pour aller au fond des choses.

Comment la cybersécurité est devenue GENRÉE

les hommes désertent la cybersécurité« Non. Tu as raison. Les goodies non, mais néanmoins, ce qui vient d’être dit n’est pas si anodin que ça.. quoi qu’un peu caricatural » dit-elle en suivant du regard les deux p’tits démons agités alors qu’elle se lève pour se servir un verre d’eau.

« Quelqu’un ? » dit-elle, brandissant la carafe. En l’absence de réponse, elle continue : « Comme vous le savez, Félicitée m’a chargée de réfléchir et de me renseigner sur le sujet. Votre échange corrobore une impression. Plus j’y réfléchis et plus je me demande si sans nous en rendre compte, nous n’avons pas GENRÉ (elle le dit haut et fort) la cybersécurité… depuis ses éléments de langage, à l’image qu’on lui a façonnée, à la communication que nous en faisons, au style qu’on lui donne, aux valeurs à laquelle elle se rattache, jusqu’à ses porte-paroles. Enfin bref, la cyber est une femme !

– « Pardon, hein, mais tu dis ça parce que Brice a réclamé du baby-foot à la place des soirées Karaoké / Champagne ? ….. Bon c’est bon, j’arrête » s’empresse Valentine voyant l’œil noir de Boss.

– « Que veux-tu dire » ? s’inquiète Boss, à l’endroit de Paloma.

– « Ce que je veux dire que c’est nous pourrons appliquer tous les quotas qu’on veut, sensibiliser les jeunes dans les établissements scolaires, valoriser des role model ; si la cyber apparaît comme fondamentalement féminine, on n’y arrivera pas !

Tout ça n’aura que peu d’effet si le secteur, la culture, les valeurs qui nous entourent ne subissent pas un changement d’ordre fondamental. »

– « C’est fort archétypal non ? Les hommes ne s’arrêtent quand même pas à ça. »

– « Jusqu’à un certain point ! Travailler avec des femmes ne les gêne pas, mais quand du sol au plafond tout est féminin, hmm.. ça se discute. »

– « Faut remettre du IEL[2] là-dedans si je comprends bien » intervient Abigail mimant de ses index des guillemets.

– « C’est un peu ça. Il existe un parallèle intéressant avec le secteur automobile, dont une lame de fond a brassé la vase ! Il y a encore quelques années, une femme ne pouvait pas rentrer dans une concession sans qu’on lui donne du « Ma p’tit dame » et qu’on lui fasse comprendre que c’était une affaire d’hommes… Et bien c’est fini ça ! Quoi qu’en pense le vendeur au fond de lui, la planète auto a intégré dans son ADN que la femme est une acheteuse à part entière, que le marché équivaut à « fois deux » en incluant les femmes et que leurs attentes liées au bien-être de la famille, a pris le pas sur le bon plaisir de Monsieur.

Voyez les publicités ! Voyez-vous encore beaucoup de spots vous parler seulement de puissance et de performance, avec des hommes au volant ? Non, aujourd’hui c’est place à des valeurs plus familiales comme le confort, la connectivité ou encore la diminution de l’impact écologique… quelque de chose de moins guerrier, de plus responsable. 

Eh bien, à l’inverse certes, je pense que la cyber doit vivre ce changement structurel et systémique.

– « Et tu penses à quoi concrètement ? » interroge Boss

– « Je pense que la cyber malgré sa forte expansion est encore une dalle de béton qui doit travailler ardemment sa porosité et sa fertilité pour que s’innervent en elle les racines de la mixité. »

– « C’est beau… » lâche Abigail.

– « Beau mais complexe. Comment fendre l’armure ? T’as une idée ? » demande Boss.

– « A ce jour, la cyber est encore d’huile. Elle se mélange difficilement avec d’autres. Elle s’adresse frontalement aux hommes sans les atteindre. »

Armée de son stylet, Paloma dessine sur le grand tableau blanc deux formes géométriques indépendantes et dans la colonne d’à côté, deux espèces de pieuvres s’emmêlant.

Dessin Paloma

Et elle reprend ensuite le fil.

Mais à quel point il s’autocensurent ? 

« Il faut multiplier les passerelles ! Nous devons aller là où les hommes se trouvent, nous devons y aller, les atteindre et les convaincre. Il nous faut des PRES-CRIP-TEURS pour vanter la cyber. C’est par essence une discipline transverse, qui doit vivre et se développer dans et à travers chaque secteur. C’est un peu comme ces plantes dans les forêts qui poussent sur les arbres pour atteindre plus vite la canopée ! Au lieu de crier au sol pour faire venir les hommes directement, si vous me permettez l’image, hissons-nous dans les secteurs vers lesquels naturellement nos homologues masculins se tournent, pour leur y faire découvrir les interactions avec la cyber, pour éclairer leur champ des possibles ?

Après,… faut-il choisir les bons arbres, autrement dit les bons secteurs et y tisser des liens. « Le secteur auto et la cyber », « Le sport et la cyber », « L’énergie et la cyber »… que sais-je encore…

Enfin, c’est à creuser…  » conclut Paloma en regardant son schéma. « Des passerelles, on a besoin de passerelles » dit-elle, encore l’esprit dans sa démonstration, la tête basse. 

-« Intéressant » lâchent en cœur Valentine et Boss.

– « Il y a à mon sens de nombreuses constructions intellectuelles qui ont la vie dure sur la place des hommes ou des femmes dans telle ou telle activité. Il est évident que si on intègre l’idée qu’être un homme peut poser un problème, alors évidemment les hommes vont de base se caricaturer comme un problème. »

-« Tu ne peux tout de même pas nier le problème, Abigail ! » martèle Boss.

– « Non évidemment, mais je me demande à quel point ils s’autocensurent. » 

– « Peut-être… mais ça vient bien de quelque part. »

– « Faisons des cercles de paroles… » fustige PinkGin.

– « J’ai en horreur la stigmatisation positive » se moque Abigail.

– « Blague à part, Boss, peut-être faudrait-il vendre nos métiers pour ce qu’ils sont et non pas pour ce qu’ils représentent pour nous, et donc à savoir des métiers à emplois, de long terme, des métiers rémunérateurs, challengeants et ainsi le faire savoir dans les écoles, universités et aussi comme tu le dis Paloma dans les autres secteurs. Je dis ça car j’ai reçu un jeune en entretien l’autre jour qui m’a dit qu’il avait fait un cursus en cyber après avoir été informé des salaires pratiqués et que son rêve est de devenir rentier au plus vite. Et j’avoue que la tendance se confirme aussi bien chez les candidats hommes.. que femmes.

– « Hé beh…. Pertinent ceci-étant. Paloma, le dit-on assez ?! »

– « Peut-être pas assez ! D’ailleurs comme tous les avantages qui ont cours ici et sur lesquels on ne capitalise pas. » répond la concernée.

– « Ah bah mince alors ! J’ai fait partie des pionniers. J’ai eu le mérite de comprendre très tôt que le travail n’est plus une fin en soi pour tout le monde, surtout pour les nouveaux entrants, MAIS qu’en même temps, plus personne ne veut sacrifier ni même remettre en question un tant soit peu sa carrière pour élever ses enfants. Tout ça a déménagé la valeur travail à une place nouvelle et je l’ai admis. Et Dieu sait qu’il faut en avaler des couleuvres individualistes. « Avec ça, » débite t-elle encore « j’ai été la première à m’affilier avec une crèche, aménager les horaires, proposer des temps partiels, à développer le mode hybride et ce bien avant le confinement. J’ai même pris les services d’une conciergerie privée ! Tout ça pour faciliter le travail des collaboratrices autant que des collaborateurs alors j’aimerais que ça se sache, oui ! ça me coûte assez cher comme ça ! » plaide Boss.

– « Bien dit ! Il est clair que je n’ai jamais aussi bien concilié vie pro et vie perso qu’ici ! » reconnaît PinkGin, qui sous son dehors bourru voue un culte à Boss. « Pas de raison que ça ne plaise pas aux mecs également surtout depuis le confinement. Leurs valeurs changent ! »

– « Mince alors.. » se désole encore Félicitée en cherchant l’adhésion de ses collègues  « Ils sont quand même pour beaucoup dans l’histoire du numérique et de l’informatique en général ! Il est impératif qu’on rapatrie cette intelligence !! » ajoute-t-elle comme si elle essayait de se convaincre elle-même.

Un ange passe… Les spécialistes de la cybersécurité prennent quelques secondes pour digérer leurs échanges menés à bâton rompu. Quelques regards se croisent ; elles sentent qu’elles touchent à quelque chose collectivement, beauté du brainstorming.

Tant d’histoires différentes dans la cybersécurité 

– « Et… s’il existait une non-compatibilité de nos aspirations profondes, j’entends entre les hommes et les femmes ? » risque alors Abigail. « Après tout, partage-t-on un vrai sens commun ou des sens communs à faire de la cybersécurité ? Et si oui, l’a-t-on assez conscientisé et communiqué ?

– « Bonne question » s’empare Paloma qui poursuit. « Rien qu’autour de cette table, nous avons toutes embrassé une carrière en cybersécurité, avec un engagement chevillé au corps. »

L’’interrompant, Boss admet « J’avoue que malgré tout l’amour que j’avais pour les maths et Dieu sait que ça m’amusait… si mon prof de crypto[3] ne m’avait pas inculquée tout ce que je pouvais faire de concret dans la vie des gens à travers la crypto appliquée, j’aurais surement fait autre chose. Je n’aurais peut-être pas Lemon non plus d’ailleurs » songe t-elle. 

– « Et voilà CQFD ! certifie Paloma. De mon côté, j’ai eu un coup de cœur pour la cyber quand j’en ai appris sa répercussion en géopolitique suite à mes études de sciences humaines et sociales. ça a été une vrai révélation. Et que dire de l’OSINT[4] ?!

– « Mettre derrière les barreaux tous ces planqués d’escrocs derrière leurs écrans qui agressent nos mômes par écran interposé n’a été que ma motivation de départ… Et toi PinkGin, pourquoi as-tu fait de la sécurité cloud ? » interpelle Abigail le menton en avant vers Valentine.

– « Je suis une gameuse. Le jeu m’a transportée et j’ai eu envie de changer le monde…. euh et ce qui m’a plu aussi c’est qu’avec mon salaire, je n’ai besoin de personne[5] ! » ajoute Valentine en souriant (et se vantant un peu).

– « Waouh !!! J’ai la ref aussi ! Mes respects PinkGin ! » s’amuse Abigail.

– « Avec le recul, je me demande si nous n’avons pas façonné la cyber à notre image, comme un acte purement sociétal, des métiers qui soignent le monde numérique, plus qu’ils ne l’imaginent » lâche Paloma.

– « Hmm… Ça corrobore les propos de la fondatrice de LEETCHI… qui dit que si les femmes entreprennent souvent en partant d’un besoin, d’un manque observé dans la vie quotidienne, les hommes, selon elle, s’appuient davantage sur des conjonctures opportunes de marchés, et que ces deux façons d’entreprendre sont intéressantes et complémentaires ! », renchérit Abigail.

Boss mitigée, tourne frénétiquement la tête. « Je trouve que vous avez une vision un peu dure et manichéenne. Beaucoup d’hommes sont engagés ! Certains se battent pour la souveraineté numérique pour la protection des mineurs et j’en passe ! »

– « Au temps pour moi, Félicitée » rectifie Paloma. Je ne dis pas qu’ils ne sont pas engagés bien au contraire mais que ce seul levier n’est peut-être pas le bon du moins d’emblée. Il faut le reconnaître… nous, nous avons tendance à intellectualiser les choses au lieu de foncer. Peut-être bride-t-on leur spontanéité ? Il y a peut-être une part de jeu, d’aspect ludique, de challenge qu’on a perdu avec autant de femmes dans la cyber ? Les femmes ont peut-être une vision plus pragmatique du risque cyber et agissent de façon plus viscérale, alors que les hommes sont davantage dans l’exploration. »

– « Dis toute de suite que nous avons une vision trop empathique de la cyber ? » rétorque Boss.

– « C’est bien possible… »

– « Bon si je résume car l’heure tourne » s’enquiert Boss, « il faut vendre nos postes de façon plus terre à terre et moins engagée, poursuivre nos actions mais les enchâsser dans une approche beaucoup plus latérale voire collatérale voire même immersive, en dressant des ponts avec tout ce qui peut attirer les hommes, et faire en sorte que la cyber se fasse imprégner par son environnement autant qu’elle s’imprègne de lui. C’est ça Paloma ? »

– « C’est ça.. »

– « Méditons tout ça ! Sors le champagne PinkGin ! Pas de victoire ce soir à fêter, mais j’en ai besoin. Si on m’avait dit qu’attirer les hommes était aussi complexe…

Merci ! » dit Boss saisissant sa coupe. « Les filles… trinquons alors à moins de paillettes et à plus de testostérone ! Tchin tchin à toutes !! »

Arrêtons-là le récit.
Mais posons-nous ingénument la question : et si cet univers parallèle n’était pas si différent qu’il n’en a l’air ? Je vous laisse méditer sur cet échange endiablé entre ces expertes du monde de la cyber, qui peut-être vous évoquera d’autres réunions plus proches de vous…

 

[1] « Exclusivement féminin », Titre d’une chanson de Véronique Sanson, 1981.

[2] Iel, pronom personnel sujet de la troisième personne du singulier (iel) et du pluriel (iels), employé pour évoquer une personne quel que soit son genre. (Définition Larousse)

[3] « Crypto » pour cryptologie.

[4] OSINT, pour Open Source INTelligence, ou renseignement de sources ouvertes.

[5] Besoin de personne, seconde référence à une chanson de Véronique Sanson, 1976.