Guerre des talents et « seniors » dans la Tech

L’écosystème français de la Tech fait face à deux problèmes qui, lorsqu’on les rapproche, semblent nous crier la solution. D’un côté, la guerre des talents et, de l’autre, les discriminations par l’âge (l’âgisme). Les recruteurs cherchent des compétences…. qui bien souvent sont détenues par les plus de 45 ans. Alors, pourquoi rien ne bouge ?

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Guerre des talents et seniors dans la TechLa journaliste qui écrit ces lignes vient de fêter ses 45 ans et n’a pas exactement l’impression d’être passée du côté des « seniors ». Mais qui, à vrai dire, peut avoir ce sentiment ? A 40, 50, 60 ans, comment s’identifier à une étiquette qui, malgré une connotation vaguement positive de « maturité », renvoie surtout l’image d’un actif vieillissant, cheminant (lentement) vers la pré-retraite ?

En l’absence d’une définition réglementaire valable dans tous les domaines, notons ici que le « senior », dans le monde du travail, est la plupart du temps âgé de 45 ou 50 ans. Pour l’OMS, c’est 60 ans. Pour ce qui est des allocations sociales, ce peut être 60 ou 65 ans. Le sujet fait la joie des sociologues, et pour cause : au rayon « diversité », c’est bien le combat dont personne ne s’est saisi. Ni les entreprises, ni le gouvernement. Contrairement à l’égalité hommes-femmes, certes fort imparfaite, mais dont on entend désormais bien parler, et qui s’est vue renforcée par la loi. Même chose pour le racisme et le handicap.

Il y a une dizaine d’années, les « vieux de la vieille » de la DSI ont vu arriver des hordes de jeunes au moment de la transformation numérique. Avec sans doute une certaine surprise : ce n’était donc pas à eux qu’on allait confier ce virage, eux qui pourtant avaient vécu les précédentes révolutions ? Le digital, c’était forcément un truc de jeunes…

De nombreux experts d’une cinquantaine d’années ont alors choisi de se mettre à leur compte. Devenus consultants solo, ils forment un groupe non officiel de « transformateurs de transition », qui capitalisent sur leur expérience et leur capacité à accompagner une équipe plus novice.

Un senior sur deux est au chômage

Pourquoi ne sont-ils pas restés salariés ? Pourquoi sont-ils même, souvent, menacés par le chômage, alors que les DRH ont tellement de mal à recruter ?

Pierre Monclos, lui-même DRH d’Unow (organisme de formation professionnelle en ligne) dresse ce constat factuel : « Emmanuel Macron veut d’ici cinq ans une France du plein-emploi, où chacun travaillera davantage et ce, jusqu’à 65 ans. Or, selon la Dares, seuls 56,2 % des 55-64 ans sont en emploi au 3e trimestre 2021. Près d’un senior sur deux est donc aujourd’hui… au chômage. Et la réalité, c’est qu’après 50 ans, il est difficile de retrouver un emploi. »

Début juin, Gilles Gateau, DG de l’Apec, tirait la sonnette d’alarme sur BFM TV : « On voit bien qu’il y a des difficultés à recruter pour beaucoup d’entreprises et en face, il y a des réserves de compétences. Je parle des cadres seniors : il y en a 100 000 qui ont plus de 55 ans et qui sont aujourd’hui inscrits à Pôle Emploi. » Et d’ajouter que les cadres seniors n’ont pas souffert de problèmes de pénibilité au cours de leur carrière, « ce qui rend d’autant plus incompréhensible qu’on écarte, parce qu’ils ont 50 ou 55 ans, des cadres expérimentés ».

En mars dernier, 32 entreprises ont signé 10 engagements pour mieux intégrer les plus de 50 ans en entreprise. Elles rappellent qu’en 2035, « 50 % de la population en Europe aura plus de 45 ans et 70 % des métiers qui seront exercés alors n’existent pas encore aujourd’hui. »

L’évolution permanente des technologies nous met tous sur la même ligne

dossier inclusion guerre des talents C’est un autre point important : la formation continue, de plus en plus nécessaire, devrait abolir les différences entre juniors et seniors. Si nos compétences techniques, même fraîchement acquises, périment sous trois ans, alors nous sommes tous égaux devant le brassage permanent de la Tech.

« Ce n’est pas à 50 ans qu’on va former des salariés qui sont restés dans le même emploi, et qui disposent de compétences obsolètes ! Il est essentiel d’inclure les seniors dès le début – alors qu’ils ne sont pas encore seniors – dans sa stratégie d’entreprise apprenante », reprend Pierre Monclos.

Alors, comment faire pour (re)intégrer les seniors sur le marché du travail et faire travailler efficacement ensemble différentes générations ? D’abord, il faut communiquer, estimet-il. « Il suffit de regarder les photos d’équipe que les entreprises publient sur le site de Welcome to the Jungle, par exemple, pour constater que nous avons affaire majoritairement à des hommes blancs, dont la moyenne d’âge n’atteint même pas les 30 ans. Quand on voit ce type de photos, il est légitime de se demander si on a sa place là-bas. »

Bonne nouvelle, la réponse est oui : « En tant que DRH, nous savons que la diversité a toujours un impact sur la performance et sur la capacité d’innovation. Ce sont deux enjeux cruciaux, qui remontent dans les ComEx, même quand les DRH n’y siègent pas. »

Alors, si vous partagez cette conviction, communiquez : affichez publiquement votre volonté d’intégrer des seniors. « Je pense n’avoir encore jamais vu de DRH le formuler clairement sur Linkedin. ». Autre conseil de Pierre Monclos : dépasser l’idée reçue selon laquelle les seniors demandent des salaires exorbitants. Il faut confronter cette crainte à la réalité, souvent bien différente. La troisième piste est peut-être la plus difficile, car elle demande du temps : « Il est nécessaire d’évangéliser les dirigeants et l’ensemble des équipes sur le fait que l’expérience crée davantage de valeur que les économies sur salaires qu’on essaie de réaliser en embauchant des jeunes. »

A l’initiative du Groupe L’Oréal et du Club Landoy, 32 entreprises ont récemment pris des engagements en France sur la place des plus de 50 ans dans l’entreprise. Cliquez pour tweeter

Embaucher des seniors présente d’autres avantages tangibles : « Ils ont plus tendance à rester (stabilité), car ils savent mieux ce qu’ils veulent qu’en début de carrière, poursuit Pierre. Ils ont la volonté de transmettre et souvent, celle de manager. Or, 60 % des entreprises françaises déclarent avoir du mal à trouver aujourd’hui des candidats motivés pour devenir manager (Omig 2021). Retenir et intégrer les seniors constitue là encore une réponse claire, immédiate et efficace. »

Dans le monde de la Start-up nation, qui lui aussi cumule pas mal de clichés (un univers de jeunes gens riant autour d’un babyfoot), on a du mal à faire une place aux « seniors ». On s’imagine, peut-être, qu’ils ne sauront pas concevoir les produits et services de demain. Et que le choc culturel sera trop fort, entre eux et les jeunes recrues. Un préjugé que combat avec ferveur Judith Tripard DRH d’Oh Bibi, studio de jeux vidéo sur mobile.

Dans une enquête intitulée « La diversité et l’inclusion en startups », du collectif RH Firstalent en partenariat avec Imagine, elle a interrogé 138 start-ups en août et septembre 2020. Parmi ses conclusions : les seniors sont les « grands absents » des start-up de moins de 300 salariés, avec seulement 7,7% de salariés de plus de 45 ans et 2,4% de plus de 55 ans.

« Chez nous, on a des seniors – même si je déteste ce mot-là, explique Judith. On a tellement besoin de recruter qu’il serait stupide de nous tirer une balle dans le pied en nous privant de telle ou telle tranche de la population. Plus largement, je suis sensible à cette cause, dont presque personne ne semble s’occuper. J’ai entendu des confrères dire qu’à 43 ans, on était senior, alors même que nous étions en train d’échanger sur les façons de réduire l’âgisme dans nos métiers. Il y a encore beaucoup de travail pour rattraper nos erreurs passées. La première chose à faire au sein d’une entreprise, c’est de prendre conscience de nos biais. »

La plupart du temps, comme le soulignait Pierre Monclos, le biais consiste à croire que les seniors seront plus chers que les autres. Et/ou moins performants. Mais le fameux « cultural fit » n’est pas en reste. Judith le raconte avec un agréable franc-parler : « Il faut dire les choses comme elles sont : dans la Tech, on organise pas mal d’apéritifs, on boit, on fait la fête. Mais tout le monde n’aime pas ça… et ça n’a pas grand-chose à voir avec l’âge. Pour moi, même il y a dix ans [elle en a 41 aujourd’hui], partir en séminaire à l’étranger, faire du surf et la fête toute la nuit, c’était un cauchemar. Alors cessons de dire que les seniors ne savent pas s’amuser. Le vrai team building, c’est de respecter les choix et les personnalités des autres. »

Réussir le mélange des générations

Une fois qu’on a intégré des « seniors », le défi suivant consiste en effet à bien les intégrer. Et en la matière, les conseils de nos interviewés convergent : cela passe par une sensibilisation et une vigilance constante, à l’échelle de toute l’entreprise et pas uniquement des managers.

Le mentoring constitue un levier très efficace, en faveur à la fois de « l’entreprise apprenante » et de l’inclusion. C’est au DRH qu’il appartient de créer cette culture de la transmission, qui fonctionne dans les deux sens : des juniors qui forment des seniors et réciproquement – en fonction des sujets.

Dernier point : les leviers réglementaires. « La Finlande, qui a mis en place fin 1990 un plan national pour l’emploi des plus de 45 ans, nous montre que c’est un chemin à suivre : le pays a aujourd’hui un taux d’emploi des 55-64 ans qui est passé de 35 à 70 % », souligne Pierre Monclos.

En France, il existe de nombreuses aides publiques pour la reconversion. Reste à se sortir de la tête que l’alternance, c’est réservé aux jeunes… « Je milite pour casser la barrière des 30 ans, au-delà de laquelle le niveau d’aides baisse », conclut Pierre.