[Tribune] Lutte contre la désinformation : trouver l’origine d’une information et évaluer son authenticité

Dans un contexte de défiance généralisé, institutions, entreprises et citoyens doivent se mobiliser. Delphine Gatignol, Directrice de Newsback, nous livre son analyse.

Delphine Gatignol, Directrice de Newsback

Delphine Gatignol, Directrice de Newsback

« Toute vertu est un sommet, entre deux vices, une ligne de crête entre deux abîmes. » Cette citation d’André Comte-Sponville pourrait parfaitement s’appliquer aux conclusions du rapport « Les lumières à l’ère numérique » dirigé par Gérald Bronner sur la lutte contre la désinformation remis à Emmanuel Macron en début d’année.

Ledit rapport pose une question pertinente : « Comment renforcer la vigilance des citoyens sans limiter des valeurs essentielles comme la liberté d’expression, d’information et d’opinion ? ». Une question qui en engendre immédiatement une seconde : dans l’océan de suspicion généralisée dans lequel nous naviguons désormais, quel rôle pour la puissance publique dans la lutte contre la désinformation ?

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Beaucoup plus récemment, une étude du Conseil d’Etat appelle à donner aux utilisateurs plus de contrôle des réseaux sociaux tout en engageant les administrations à y être plus présentes. Le rapport de 330 pages ne propose pas moins de 17 propositions visant à « placer l’utilisateur au centre ». Comme souligné par David Lacombled de La villa numeris dans une chronique récente, le rapport suggère notamment une voie originale et intermédiaire entre les tenants et les opposants à l’anonymat sur les réseaux sociaux. Concrètement des tiers de confiance, tels des notaires d’Internet, pourraient se porter garant de l’existence vraie des êtres, leurs âges notamment, pour concilier l’anonymat auquel de nombreux internautes sont attachés tout en limitant le déferlement des robots et autres travailleurs de la désinformation aux identités fictives multiples.

Une désinformation éminemment politique

Partons d’abord sur une définition simple de la désinformation soit un ensemble de techniques de communication visant à tromper volontairement des personnes ou l’opinion publique pour protéger des intérêts (privés ou non), influencer l’opinion publique ou s’enrichir. L’auteur français Vladimir Volkoff propose une précision de cette définition dans son ouvrage Petite histoire de la désinformation (Editions du Rocher, 1999). En postulant qu’elle diffère à la fois des manipulations politiques habituelles qui s’apparentent plutôt à de l’intoxication psychologique et aux manipulations plus directes qu’il préfère nommer propagande, « la désinformation est une manipulation de l’opinion publique, à des fins politiques, avec une information traitée par des moyens détournés. » Ainsi, avant même les phénomènes massifs que nous connaissons depuis la mondialisation des usages numériques, l’auteur évoque les fins politiques de la désinformation. Si l’on peut discuter de la porosité entre désinformation, intoxication psychologique et propagande, les fins politiques de nombreuses campagnes de désinformation ne peuvent être niées.

Juge et partie

Sans même évoquer les tentatives de déstabilisation des élections aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et même en France, au cours des dernières années, les enjeux de santé ou ceux liés à l’énergie ou encore l’environnement, soumis également à des campagnes massives, ont aussi des fins politiques. Remise en question d’une action diplomatique ou militaire – au Mali ou en Ukraine par exemple – ou encore contestation d’un consensus scientifique pour récuser toute mesure d’économie d’énergie : si des campagnes de désinformation massives venant de France et/ou de l’étranger visent des thèmes de ce type, alors une puissance publique qui intervient seule contre des attaques, dont elle est au fond la première victime, semblera juge et partie et aura du mal à convaincre. Au-delà d’une lutte directe contre les désinformateurs professionnels et pour réguler les grandes plateformes, il s’agit surtout pour les institutions de soutenir toutes

les initiatives visant à apporter des outils transparents à l’ensemble des citoyens. Dans un contexte où la lecture d’une fausse information est si rapide et si simple, il s’agit bien de s’adresser à tous les citoyens qui n’ont pas forcément le temps creuser un sujet, de croiser les sources, les réflexes pour observer la chronologie d’une information, les connaissances pour identifier des sources fiables pour se forger une conviction. En clair, il s’agit de soutenir les initiatives citoyennes et les entreprises qui peuvent fournir des outils qui répondent à des usages réels (simplicité, rapidité) pour permettre au plus grand nombre de mesurer par eux-mêmes la qualité d’un contenu et la probité d’une démarche d’information.

Il est désormais si facile pour la sphère complotiste de décrédibiliser toute action publique et de dénoncer une … manipulation. Ce sont alors des milliers de tweets et posts qui peuvent déferler, tous les jours, sous des dizaines d’angles, mêlant des infos vraies ou tronquées à des mensonges, rendant inaudible une puissance publique qui ne peut aligner les mêmes ressources humaines et techniques. Dès lors, nous y revoilà, quel rôle pour la puissance publique dans ce contexte ?

Pour simplifier, les institutions publiques ont évidemment vocation à lutter contre les ennemis clairement identifiés – souvent financés par des Etats – des démocraties, ont le poids pour négocier avec les plateformes mondiales, mais ne peuvent se substituer à la société civile et doivent accepter de laisser la main.

Fournir des outils, miser sur l’intelligence humaine

Peut-on laisser les citoyens seuls face à des campagnes de désinformation massives qui utilisent des moyens absolument colossaux ? Non bien sûr et les forces qui luttent contre la désinformation se mobilisent chaque jour un peu plus. Cellules de fact-checking dans les rédactions des démocraties internationales, entreprises Tech spécialisées qui apportent des outils puissants, initiatives issues de la société civile et de l’univers scolaire : cette mobilisation protéiforme peut changer la donne et constituer un bouclier démocratique efficace. Bien sûr, dans la durée, un travail profond dès l’école pour enseigner à la vérification de l’information est indispensable S’appuyer sur les faits, la chronologie, apprendre à croiser et vérifier les informations, repérer les altérations d’une information dans le temps… sont autant de fondamentaux à apprendre ou réapprendre au niveau mondial. Mais désormais des outils existent pour faciliter ces recherches particulièrement chronophages au quotidien alors que la lecture d’une fausse information est si rapide…

Les acteurs qui luttent contre la désinformation peuvent encore progresser, notamment en s’accordant et en partageant les meilleures pratiques, celles les plus susceptibles de rencontrer l’adhésion du plus grand nombre. Ici, plutôt que d’endosser le simple rôle d’arbitre, le rôle des institutions, étatiques mais aussi supra-étatiques, est déterminant pour impulser le mouvement et soutenir ce partage de bonnes pratiques afin de créer un cadre favorable, au plus proche des réalités du terrain. Ce soutien à la création de règles par celles et ceux qui, au quotidien, développent les initiatives les plus structurantes, les technologies innovantes les plus efficaces est essentiel. Si les institutions ne peuvent ainsi pas être « à la baguette » pour les raisons évoquées plus haut, elles peuvent clairement favoriser et soutenir le travail des journalistes, de la société civile, du monde scolaire et autres entreprises spécialisées. C’est précisément l’objet du code de bonnes pratiques contre la désinformation renforcé présenté par la Commission européenne en juin dernier. 34 signataires, entreprises technologiques et représentants de la société civile, participent et s’engagent dans cette démarche pionnière au niveau mondial.

Embarquer les plateformes du côté lumineux de la force

Mais il y a un autre terrain sur lequel la puissance publique est indispensable dans cette lutte renforcée contre les fake news évoqué succinctement plus haut, celui des grandes plateformes. C’est bien aux niveaux national et européen qu’il est possible « d’accompagner fermement » ces entreprises mondiales dans le respect de règles déontologiques, si besoin par la contrainte. « La désinformation est une forme d’invasion de notre espace numérique, qui a une incidence très concrète dans notre quotidien. Les plateformes en ligne doivent prendre des mesures beaucoup plus fortes, en particulier sur la question des retombées financières. Personne ne devrait pouvoir retirer le moindre euro de la propagation d’éléments de désinformation », déclarait ainsi Thierry

Breton, commissaire responsable du marché intérieur, en juin dernier lors de la publication du code de bonnes pratiques renforcé.

Car si oui, la société civile peut être décisive dans la lutte contre la désinformation et exercer une influence réelle sur les grandes plateformes, la puissance de régulation d’un Etat, mieux encore d’un continent, est indispensable pour les inciter à de meilleures pratiques. C’est tout l’enjeu du Digital Markets Act (DMA) et du Digital Services Act (DSA) qui ont vocation à limiter la domination économique de ces nouveaux mastodontes et la diffusion en ligne de contenus et produits illicites. Adoptés par le Parlement européen, ces deux textes d’ampleur devraient s’appliquer dès 2023, c’est-à-dire demain. Une application à suivre de très près.