Numérique et environnement : les deux transitions majeures sont-elles conciliables ?

Le 8 octobre, Bercy accueillait le colloque « Numérique et environnement : faisons converger les transitions ». Comment continuer la transformation numérique tout en menant celle nécessaire à la protection de notre planète ? Les acteurs mobilisés étaient nombreux, mais les défis restent immenses.

Comme un clin d’œil au sujet de la rencontre, le début du colloque « Numérique et environnement » organisé par le gouvernement à Bercy, toute la journée du 8 octobre, aura été compliqué par la technologie. « On va devoir faire du « low tech » » a ironisé Jean-Christophe Chaussat, président de l’Institut du numérique responsable (INR), en ressortant ses notes sur papier, quand son PowerPoint ne s’est pas affiché pour sa prise de parole. Quelques secondes avant, c’était la vidéo de présentation de l’initiative Planet Tech’Care, opérée par Syntec Numérique qui avait dû être remise à plus tard. Mais au-delà de ce trait d’humour, et alors même qu’une grande partie de l’assistance et des intervenants participait à l’évènement à distance – mesures sanitaires oblige, la question de la pertinence des usages numériques en toute circonstance a été abordée avec beaucoup de sérieux.

« Le numérique tel qu’il est aujourd’hui n’est absolument pas durable »

En effet, le point de départ du colloque, et des annonces gouvernementales, est le constat sans appel de l’impact négatif du numérique sur l’environnement, et cela a bien des niveaux différents. Comme l’a résumé sèchement le médiatique Jean-Marc Jancovici, président du Shift Project, lors des échanges : « Le numérique tel qu’il est aujourd’hui n’est absolument pas durable ». Pour les professionnels du secteur mais aussi le gouvernement de la « Start-up Nation », il s’agit donc de se mobiliser efficacement et rapidement pour résoudre la quadrature du cercle : comment continuer les transformations numériques massives en cours, sans compromettre la volonté d’un tournant écologique lui aussi majeur en France ?

En ce sens, Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique, Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, des Finances et de la Relance, et Cédric O, secrétaire d’Etat chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques, ont annoncé le lancement d’une feuille de route interministérielle visant à développer la connaissance de l’empreinte environnementale numérique, à réduire cette empreinte, et cela tout en faisant du numérique lui-même un levier de la transition écologique.

Mobiliser tout l’écosystème

Numérique-et-environnement-2 Parmi les ambitions variées du gouvernement sur le sujet : La mise en place d’une éco-conditionnalité du tarif réduit de la taxe applicable à l’électricité consommée par les data centers (une proposition de la Convention citoyenne pour le climat) ; le soutien au développement de la réparation et du réemploi, notamment dans le domaine des équipements électriques et électroniques ; ou encore la création d’un fonds de 300 millions d’euros destiné aux projets des start-ups de la Greentech. Par l’intermédiaire de l’ADEME, le gouvernement souhaite également lancer des appels à projets sur différents aspects de l’écoconception numérique. Il a par ailleurs mis en avant sa volonté de pousser la concertation avec les acteurs clés de l’écosystème, comme les opérateurs télécoms.

C’est d’ailleurs bien cette ambition de mobilisation de tout un écosystème qui ressort du colloque. Ainsi, Véronique Torner, administratrice de Syntec Numérique, a expliqué la volonté « d’avoir une approche holistique sur les transitions en cours » qui permette de réunir dans une même dynamique « grand groupe, PME, TPE, start-up, offreur et utilisateur de technologies, mais aussi think tank, spécialistes de l’environnement… […] afin de passer des discours aux actes et créer des « communs » pour passer les transformations nécessaires à l’échelle ». Elle a souligné que 100 signataires du manifeste Planet Tech’Care et 10 partenaires spécialistes du numérique responsable, s’étaient déjà mobilisé autour de la plateforme éponyme, qui encourage les entreprises à agir contre leur pollution numérique.

De même, Jean-Christophe Chaussat de l’INR a présenté la Charte du numérique responsable signé par une dizaine d’acteurs aussi variés qu’ADP, Atos, BPCE, Cdiscount, EDF, EY ou encore GRTgaz. « L’idée n’est pas de s’arrêter à une simple charte. Il faut maintenant l’outiller et montrer comment ces pratiques sont déployées au sein des grandes entreprises : quelles méthodologies de travail, quelles réussites et quels échecs peuvent inspirer les uns et les autres ? » a-t-il reconnu.

Pas encore de preuve formelle d’un impact positif sur la transition écologique

« Nous constatons que l’écosystème à pris à bras le corps la nécessité de réduction de l’empreinte environnementale du numérique » s’est réjouie Annie Blandin, membre du Conseil nationale du numérique (CNNUM), qui a rappelé que la volonté du conseil de réunir d’un seul tenant les deux transitions écologiques et numériques dataient déjà de 2015. « Nous ne partons pas d’une feuille blanche […] mais se pose depuis longtemps la question de savoir si ces transitions sont antinomiques, en termes de rythme et de consommation de ressources. Elles sont liées par leurs tensions et notre conviction est que si elles s’excluent, elles patineront l’une et l’autre » a-t-elle résumé.

Surtout, la transition numérique pèche en termes environnementaux sur le dogme de son efficacité technique grandissante (énergétique, de rapidité, de facilitation des usages…). « Il ne s’agit plus de laisser filer les usages numériques du fait du simple constat que leur impact serait « compensé » par le service que le numérique peut rendre à l’environnement » a ainsi mis en garde Annie Blandin, en constatant que malheureusement malgré beaucoup de déclarations : « Le numérique n’a jusqu’à présent pas fait la preuve formelle de son impact positif sur la transition environnementale ».

Réalisme de la sobriété numérique VS « Numérique responsable » qui n’engage à rien

Numérique-et-environnement-3 En la matière, le CNNUM a donc conçu une feuille de route autour de trois chantiers prioritaires, calqués sur les annonces gouvernementales. Avec d’abord la nécessité de réduire l’empreinte numérique, en adhérant à la sobriété comme guide d’action : mieux évaluer les conséquences environnementales, mieux concevoir les produits en termes de durabilité, de sobriété, de recyclage… et surtout prendre en compte le développement exponentiel des usages. Ensuite, le numérique doit lui-même devenir un levier de transition écologique, économique et solidaire, en mobilisant les technologies autour des projets de territoires durables, de transformation industrielle ou encore d’intelligence artificielle européenne « éthique ». Pour y parvenir, le troisième axe vise à créer de l’attractivité sur ce sujet du numérique responsable, en créant une boite à outils pour faire prendre conscience du problème aux décideurs et citoyens, mais aussi encourager le monde de la recherche et la diffusion des méthodologies et bonnes pratiques.

Là encore, l’idée de mobiliser largement des acteurs très différents a fait son chemin, face à la complexité du problème. En effet, comme le résume l’Institut Mine Télécoms dans son dernier cahier « Numérique : enjeux industriels et impératifs écologiques », la question de la double transition écologique et numérique dépasse de loin le seul sujet abondamment traité de l’efficacité énergétique et des gaz à effets de serre (bien que ceux-ci soient loin d’être un problème mineur). Extraction des minerais et terres rares pour fabriquer du hardware, augmentation de la production d’énergie, multiplication des datacenters, cycle de vie des batteries, recyclage… l’ensemble de ces facteurs interdépendants poussent avec urgence à une prise de conscience sur le « réalisme de la sobriété numérique » pour les entreprises comme pour les particuliers, rappelle l’IMT.

Et au-delà des bonnes volontés, il faut maintenant des objectifs chiffrés pour mesurer les efforts réalisés. D’où l’importance des données environnementales du numérique et de son impact, encore trop faiblement documenté. Là encore, Jean-Marc Jancovici tranche dans le vif des discours : « « Responsable » est un mot qui n’a aucun contenu normatif. Tout le monde peut déclarer du jour au lendemain qu’il devient responsable. Au regard de quoi ? Il faut des objectifs qui soient normatif ». Et de rappeler : « La technique seule nous mènera nulle part. S’imaginer que par l’efficacité technique du numérique, nous allons faire baisser les émissions de CO² par exemple, c’est se tromper. Ce n’est pas ce que prouve un siècle et demi de développement technologique et industriel. »