Philippe Dewost (Caisse des dépôts) – « La blockchain est un sujet de réseaux »

Le directeur adjoint de la Mission Programme d’Investissements d’Avenir, en charge de l’économie numérique de la Caisse des dépôts, copilote, avec Nadia Filali, l’initiative LaBChain sur la technologie blockchain. Ses fonctions actuelles et sa double expérience dans des grands groupes et des start-up du digital et des télécoms (il a cofondé Wanadoo) font de lui un témoin clé. Entretien.

Alliancy – Vous avez initié le consortium LaBChain fin 2015. Pourquoi?

dewost_philippe.j

Philippe Dewost, directeur adjoint de la mission PIA de la CDC, en charge de l’économie numérique © D.R

Philippe Dewost. La blockchain est un sujet de réseaux. Le meilleur moyen de s’y intéresser est de le faire à plusieurs ! LaBChain est ainsi la première initiative de place en France, et probablement en Europe, rassemblant autant de partenaires (lire l’encadré) autour de cette thématique. Son but est d’explorer les promesses et les limites de chaque architecture de consensus décentralisé au regard des cas d’usages que nous souhaitons tester, de manière à évaluer le potentiel de transformation des blockchain sans a priori sur les technologies sous-jacentes. LaBchain travaille sur des preuves de concept reposant aussi bien sur bitcoin, ethereum ou des structures plus privées de type hyperledger d’IBM.

 

Est-ce un sujet à traiter au niveau français ou européen ?

Philippe Dewost. La blockchain fait partie des grands défis. Il est souhaitable que des sujets comme la cryptographie, l’architecture de consensus, la gouvernance de la blockchain soient rapidement identifiés par l’Union européenne comme des enjeux de recherche à part entière. Il faudrait pouvoir mobiliser 500 millions d’euros en R&D sur les deux à trois prochaines années. Sur cette même période, 500 millions d’euros en capital-risque devraient être aussi investis sur le continent européen pour que l’Europe reste dans la course mondiale. Elle se retrouverait autrement en position d’observateur dans la bagarre que vont se livrer les États-Unis et l’Asie, où des projets très ambitieux voient le jour avec des investissements de plusieurs dizaines de millions de dollars. D’autre part, de nombreuses start-up excellent en France. Encore très petites, elles auraient besoin dès maintenant d’un accompagnement. Un exemple de dispositif à suivre est le Start-up Studio monté aux États-Unis par le Digital Currency Group, qui prend des participations minoritaires dans des start-up blockchain et n’hésite pas, en cas de difficulté, à les recombiner entre elles pour les aider à rebondir plus vite et à garder la compétence qu’elles ont réussi à mobiliser. Un travail d’assemblage qui nous semble nécessaire pour transformer la compétence technologique en business…

Comment expliquez-vous cette effervescence ?

Philippe Dewost. La blockchain est très intéressante pour assurer la traçabilité d’actifs, qu’ils soient immatériels de type financiers; ou matériels, comme les contrats d’assurance. Celle-ci permet d’accéder à l’historique de toutes les transactions dans lesquels un actif a été impliqué et, donc, de remonter la chaîne de propriétaires afin de s’assurer, par exemple, que celui qui vend ne le fait qu’une seule fois. Plusieurs centaines de crypto-monnaies reposent déjà sur des blockchain. Les plus utilisées sont le bitcoin, en circulation depuis début 2009, et l’ether. Ces deux réseaux ne représentent que des volumes assez faibles ; néanmoins, l’actif circulant est jugé suffisamment rare pour faire l’objet d’un marché.

« Ceux qui maîtriseront la blockchain auront un avantage compétitif significatif. »

Les business models restent à prouver…

Philippe Dewost. De la même façon qu’en 1994, nul ne savait quel type de réseau multimédia allait l’emporter à propos d’internet et des services en ligne, aujourd’hui, plusieurs modèles de blockchain – publics ou privés – coexistent. La communauté de chercheurs les expérimente en parallèle, en fonction du degré d’ouverture et d’auditabilité souhaité. La blockchain bitcoin est la seule architecture à ne pas avoir été altérée depuis sa création, mais elle ne peut être qualifiée d’industrielle en raison de ses limites actuelles que sont le débit et l’impact énergétique… Dans les blockchain privées, plusieurs architectures sont possibles, mais aucun déploiement industriel n’a été effectué en version finale.

A quelle échéance cela pourrait-il se stabiliser ?

Philippe Dewost. D’ici dix-huit mois à deux ans… Cela avance très vite. Un très grand nombre de développeurs travaillent avec succès sur ces sujets, comme le Lightning Network qui tourne au-dessus de la blockchain du bitcoin et sert à résoudre son problème de scalabilité. La plupart de ces architectures sont développées en open source, ce qui limite la barrière à l’entrée aux seuls talents mobilisés sur chaque projet. De plus, les développeurs déploient des architectures blockchain sans avoir à demander d’autorisation. Ce phénomène nouveau peut mettre mal à l’aise certains dirigeants et donner la perception d’une perte de contrôle, qui est réelle tant qu’on raisonne de manière ultra-centralisée et top down.

Quels sont les cas pratiques expérimentés au sein de LaBChain ?

Philippe Dewost. Le premier cas d’usage, lancé en mai 2016, a concerné l’identité numérique et les problématiques de connaissance client. Ou comment, dans le cadre de transactions sur une blockchain de bitcoin, identifier les intervenants, puis partager les données de façon sécurisée entre les parties concernées… Le second cas, porté par quatre de nos partenaires, s’appuie sur une plateforme expérimentale de gestion du collatéral non cash sur les prêts emprunts de titres, développée sur Ethereum. Cette fois, il s’agit de tester l’utilisation des smart contracts et l’implémentation sous blockchain d’une fonction de middle-office financier, automatisant ainsi l’exécution du contrat. Le Lab-Chain capitalise sur ces travaux et poursuit ses réflexions sur les fonctionnalités de la plateforme et la levée des limites technologiques. Il étudie son potentiel d’industrialisation incluant les questions de retour sur investissement et la possibilité d’intégrer tous les aspects réglementaires.

Existe-t-il des freins non techniques à la mise en oeuvre de ces solutions ?

Philippe Dewost. Certains considèrent qu’un cadre normatif est nécessaire pour que les transactions opérées sur une blockchain aient une valeur légale ou probante, équivalente à des transactions conduites avec des intermédiaires bancaires ou des dépositaires de confiance. Réciproquement, il est souhaitable de réguler et d’encadrer les interfaces avec ces architectures, telles que les plateformes de change, le passage d’une transaction entre une blockchain et le monde réel. Prenons l’exemple d’une personne qui vend sa voiture sur une blockchain en ether ou en bitcoin : la transaction étant irrévocable, comment l’acheteur peut-il recouvrer son paiement auprès du vendeur en cas de défaut du véhicule ? L’enjeu de ces douze prochains mois est d’aider le régulateur à monter en compétence sur ces sujets pour qu’il concentre ses réflexions sur les questions essentielles de protection des consommateurs contre la fraude, etc.

En voyez-vous d’autres ?

Philippe Dewost. Un autre frein provient de la gouvernance de ces protocoles, qui ne sont compris que par un très petit nombre de développeurs et dont on ne sait pas très bien de quelle manière ils prennent leurs décisions. En revanche, à chaque évolution de ces protocoles, il est possible de ne pas installer les mises à jour proposées, au risque de conduire des transactions sur une blockchain devenue obsolète. Le cas s’est déjà présenté. Un autre enjeu peut aussi porter sur la gouvernance de la vérification de la qualité du code, qui est « auditable » puisque fourni en open source. Que sera la blockchain dans cinq ans ? Dans cinq ans, plusieurs cas d’usages industriels auront commencé à tourner sur la base des technologies blockchain, sachant qu’il est trop tôt pour dire lesquels s’appuieront sur des blockchain publiques ou privées. Bitcoin sera encore là. Ethereum aura probablement beaucoup évolué et d’autres solutions, inimaginables aujourd’hui, auront émergé… Mais, tous ceux qui maîtriseront ces technologies auront un avantage compétitif significatif.

25 partenaires embarqués

Lancé en décembre 2015 comme un « laboratoire d’innovation dédié aux architectures de consensus décentralisé », l’initiative LaBChain, emmenée par la Caisse des dépôts (CDC), se présente désormais comme un « consortium européen banque-finance-assurance dédié à la technologie blockchain ». Composé d’une dizaine de partenaires à ses débuts, le consortium en dénombre aujourd’hui vingt-cinq : des groupes bancaires et d’assurances (Axa, BNP Paribas, Société générale, Crédit agricole, BPCE, RCI Banque, MAIF…) ; des régulateurs (ACPR, AMF, Banque de France…) ; des start-up (Paymium, Ledger…); le réseau CroissancePlus et le pôle de compétitivité Finance Innovation. L’initiative a vocation à être étendue à d’autres partenaires industriels européens.

Cet article est extrait du magazine Alliancy n°16 « Quelle gouvernance pour le numérique » à commander sur le site.

alliancy 16