Yann Lechelle (Scaleway) : « J’ai décidé de quitter Gaia-X pour ne pas creuser encore plus l’écart face aux Gafam »

Après avoir annoncé ne pas vouloir renouveler son adhésion au projet Gaia-X en novembre dernier, Yann Lechelle, CEO de l’offreur de cloud français Scaleway, revient pour Alliancy sur les raisons de sa défection. Entretien.

Alliancy. Vous venez d’annoncer vous séparer de Gaia-X pour recentrer votre temps et vos efforts dans le renforcement de votre propre offre multicloud – notamment avec des garanties réelles de réversibilité des données. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Yann Lechelle : Gaia-X est un sujet assez complexe et il faut revenir à la genèse pour mieux en comprendre les enjeux. À l’origine allemand, le projet avait une vision assez pure du cloud, adressée aux fournisseurs par secteur industriel propre (dataspaces). L’intention était bien de protéger la data européenne pour mieux innover et collaborer.

Les Français se sont ensuite raccrochés à Gaia-X, donnant naissance à une alliance – entre 11 acteurs français et 11 autres allemands – portée par les ministres de l’Économie Bruno Le Maire et Peter Altmaier. À noter que la France compte quatre grands fournisseurs de cloud (OVHcloud, Scaleway, Outscale et Orange Business Services), ce qui n’est pas le cas de nos voisins outre-Rhin.

Une chose est sûre : en Allemagne comme en France, les projections et fantasmes de chacun ont induit sémantiquement l’avènement d’un possible cloud européen souverain. Mais Gaia-X ne traite absolument pas de la souveraineté et ne souhaite pas proposer une offre de cloud.

J’ai décidé de quitter Gaia-X pour ne pas creuser encore plus l’écart face aux Gafam. Si nous voulons être souverain sur le marché du cloud, il faut remonter la pente dès maintenant. Nous n’avons pas de temps à perdre, ni l’envie de prolonger le statu quo.

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Dans une tribune publiée récemment, vous avez déclaré : « À partir du moment où ces acteurs dominants et leurs « diplomates de la tech » ont rejoint les comités techniques, ils ont assailli les autres contributeurs d’orientations, de propositions d’exigences et de commentaires face auxquels il était impossible pour les Européens de se positionner, que ce soit individuellement ou collectivement. Un déséquilibre structurel s’est donc formé dans les enceintes de travail de Gaia-X. » Cela ressemble en tout point aux opérations de lobbying des géants technologiques observées à Bruxelles…

Yann Lechelle : Lors du premier board – dont j’ai fait partie -, il était question de savoir si nous allions inclure les acteurs américains dans la gouvernance. Nous avons été plusieurs comme moi à s’y opposer fermement. Et il a finalement été admis que tous les acteurs non-européens pouvaient participer uniquement aux comités techniques.

Gaia-X propose des idées, comme sur la réversibilité des données, qui vont à l’encontre des intérêts des géants technologiques. Mais ces derniers sont là et ils sont déjà depuis de longues années en relation avec l’écosystème européen du cloud. Au board de Gaia-X comme à Bruxelles, les géants savent recourir à des techniques d’influence et de lobbying bien particuliers – que je ne détaillerai pas ici.

Résultat : le board de Gaia-X comporte désormais en son sein des associations dont les intérêts sont peu clairs. Des organisations européennes sur le papier, mais qui représentent justement plusieurs puissances de la tech au niveau mondial.

Il est en revanche évoqué un rapprochement avec Euclidia, actuel « concurrent » de Gaia-X en Europe. Qu’est-ce que cette association peut-elle apporter de plus ?

Yann Lechelle : Euclidia ne propose pas de metacloud, c’est plutôt un rassemblement d’acteurs du logiciel dans le cloud. Nous souhaitons faire valoir nos intérêts en Europe, pour l’Europe et en complément de ce que fait Gaia-X.

Estimez-vous que l’Europe et la France en font assez en matière de cloud souverain ?

Yann Lechelle : Pour mieux adresser ce sujet de souveraineté numérique, il faudrait un projet européen avec une stratégie dédiée à l’industrie du cloud. Les États doivent davantage se mobiliser – au même titre que la Commission européenne qui évolue sur ce point – et j’espère que mon claquage de porte contribuera à faire prendre conscience de ces enjeux.

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En France, la doctrine du « cloud au centre » a défini ce que doit être le cloud de confiance. Je trouve ça personnellement étonnant de la part de nos dirigeants, alors que des acteurs européens du cloud existent déjà et ont déjà fait ce travail en développant des liens de confiance dans leurs écosystèmes. Le gouvernement a de son côté choisi de soutenir le projet Bleu : une initiative de Capgemini et Orange qui fournira des services de Microsoft à nos services publics. Une version bridée de Microsoft Azure soit, mais pourquoi ne pas avoir préféré des services développés par des acteurs européens ?

Pour y voir plus clair, le gouvernement aurait dû définir l’antithèse : le cloud auquel nous ne devrions pas faire confiance. C’est primordial pour fonder nos sociétés numériques de demain, garantir une meilleure protection des données (de santé par exemple) et donner plus de poids à l’industrie européenne sur la scène internationale.

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Aux États-Unis, le Cloud Act et la loi Fisa donnent des pouvoirs judiciaires infinis qui obligent les hébergeurs américains à fournir leurs données stockées à l’étranger. Elles ont aussi permis du jour au lendemain de retirer la licence Android des mains de Huawei. Le Congrès américain s’octroie une puissance extraterritoriale dont l’Europe est loin de disposer.

Le seul équivalent en France serait le RGPD qui prévoit des sanctions en cas de non-respect des règles qu’il édicte. La Commission européenne définit également plus de sanctions vis-à-vis des pratiques anticoncurrentielles ou illicites sur le marché numérique avec l’adoption du DSA et du DMA. Mais je pense que nous devons faire plus de lobbying pro-européen pour défendre nos intérêts sur le volet normatif. Une sorte de protectionnisme libéral qui avantagerait d’autant plus les acteurs européens, notamment sur les appels d’offres.

Gaia-X favorise à mon sens le statu quo de la dominance des géants qui n’ont pas besoin de notre aide. Je n’ai rien contre le projet mais je pense que le fait de mettre tous les acteurs au même niveau contribue à dérouler le tapis rouge pour les Gafam. Je quitte Gaia-X pour préserver ma vélocité car ce qui m’intéresse, c’est de croître plus vite que le marché. Si nous continuons ainsi, nous deviendrons logiquement de plus en plus petits. Notre croissance annuelle s’établit autour des 29% et c’est sur cette lancée que je souhaite mobiliser tout mon temps.

Que pouvons-nous espérer du Data Governance Act concernant la création d’un marché unique des données ?

Yann Lechelle : Le sujet data est très important à traiter avec rigueur. De notre côté, en tant que fournisseurs, nous sommes simplement des enablers : nous offrons des solutions permettant de traiter les données mais cela ne dit pas comment le faire.

Nous avons affaire à un mille-feuilles de dépendances qui nous exposent à des vulnérabilités stratégiques. Par exemple, nous pouvons nous demander s’il existe des data centers de confiance… et dans les faits, ce n’est pas toujours le cas car la plupart des infrastructures installées sur le sol européen appartiennent à des foncières américaines. Il faut se tourner vers des acteurs nativement souverains.

Le marché du cloud européen est éclaté et facilite la tâche aux géants. Les dirigeants français donnent d’ailleurs l’impression qu’ils n’aiment pas leur technologie et préfère celle d’un autre, par choix de facilité. Il faut arriver à démystifier l’admiration pour ces solutions et rappeler que nos petits acteurs ont besoin de soutien.